Dans un
entretien, Eduardo Viveiros de Castro déclarait :
« L’anthropologie
est l’étude des relations sociales d’un point de vue qui n’est pas délibérément
dominé par l’expérience et la doctrine occidentales des relations sociales. (…)
L’anthropologie se distingue en ceci qu’elle prête attention à ce que d’autres
sociétés ont à dire des relations sociales (…) : l’objet du discours
anthropologique tend à se placer sur le même plan épistémologique que le sujet
de ce discours. »
On ne
saurait exprimer plus clairement ce qu’une approche anthropologique peut
apporter aux programmes d’évaluation du Développement Durable en Amazonie
brésilienne : prêter son attention et donner sens à la parole des gens,
comprendre les attentes, les malentendus – parfois productifs – qui
accompagnent ce qui constitue après tout une rencontre. Communautés (groupes
humains d’origines et de statuts divers) et institutions (organismes publics,
ONG, entreprises) entrent en relation, partagent un objectif, mettent en branle
une dynamique de projet.
On peut
évaluer sur les plans matériel, social ou environnemental les progrès ou les
dégradations – le matériel influant parfois sur l’environnemental, le social
sur le matériel – sans pour autant percevoir pourquoi les choses se déroulent
de telle manière, ni ce qui eût pu être autrement. Pourquoi les bénéfices
furent-ils redistribués à cet endroit, mais concentrés dans tel autre ?
Pourquoi tel projet, parfaitement appliqué dans telle communauté, fait-il long
feu dans tel autre ? Pourquoi tel programme, que l’on pensait condamné,
reprend-il soudain sa vigueur après la démission d’une équipe ? Pourquoi les
normes ou les règles sont-elles respectées dans telle bourgade, et sciemment
enfreintes dans celle qui la jouxte ?
C’est
l’objet de l’anthropologie que de répondre à ces questions.
Sur la méthode anthropologique
Pour y
atteindre, on se prévaut d’une méthodologie dont l’inventeur fut
Malinowski : par l’observation participante, l’anthropologue tend à
laisser venir les informations, en sollicitant parfois des entretiens qu’il
laisse dériver, demandant à l’occasion des éclaircissements. Ignorant au début
des réalités humaines qu’il découvre, il se montre curieux, interroge,
accompagne, redemande, jusqu’à compléter par petites touches son tableau.
Ce qui
vient structurer cette toile, c’est un ensemble de données précises concernant
l’origine, les formes de parenté et de sociabilité, les relations au monde
naturel ou aux institutions. Les principales familles, leur parcours, les
alliances par mariage ou compérage, les fêtes qui mobilisent l’ensemble ou un
sous-ensemble particulier ; les pratiques de subsistance ou de délassement
impliquant les brûlis, la chasse, la pêche, la collecte de produits trouvant
des débouchés et la manière dont cette collecte se déroule ; les liens
établis avec des fonctionnaires, des agents, des chercheurs, des prêtres ou des
missionnaires, et l’impact de ces liens sur la cohésion du groupe : tout
cela devient le fond de l’ébauche sur lequel les couleurs seront apposées.
De par le
choix des terrains, en effet, le canevas est le même : constatant une
situation de crise sociale ou environnementale, les habitants d’une communauté cherchent
un recours, et passent alliance avec des organes institutionnels qui vont
proposer des solutions, reconversions, accès direct au marché. Ces alliances
impliquent des réorganisations parfois profondes, parfois de pure forme :
les modes de pensée, les modes de relation ancrées comme l’est celle du
collecteur et de son patron, ne peuvent si aisément être ébranlées au sein
d’une même génération. Et selon son histoire, la communauté envisage le monde
naturel comme hostile, ou simple support de subsistance, ou au contraire
éprouve un attachement profond pour les lieux, pour les arbres. Tout cela
constituera le choix ultime des couleurs dont sera peint le tableau.
On
considérera donc comme pertinentes non seulement les données objectives (qui
aide qui, qui passe alliance avec qui, qui exprime sa défiance), mais aussi les
formes mêmes du discours, les différents registres activés selon les contextes.
D’un entretien à l’autre, l’intimité n’est plus la même : les paroles
convenues cèdent le pas aux épanchements, ou dérivent vers des considérations
plus profondes, qui permettent d’appréhender ce qui pour l’interlocuteur forme
sens ou non, ou relève d’une phraséologie imposée. Le succès matériel,
l’éducation des enfants, le respect des concitoyens, un ensemble d’indices qui
s’organisent en réseau et nous font comprendre ce qu’est, en fin de compte, la
réussite, l’éthique, le bonheur, pour des groupes humains dont les modèles et
les sources d’information diffèrent d’un terrain à l’autre. Certains
s’adressent aux Saints ; d’autres sollicitent des députés. Certains se
convertissent et deviennent membres de l’Assemblée de Dieu : qu’est-ce
donc qu’ils cherchaient ? Ici les femmes participent aux réunions ;
là elles se tiennent coites et balaient le plancher.
Face aux
multiples parcours et représentations que ses interlocuteurs expriment par des
discours explicatifs, l’anthropologue cherche une trame sous-jacente. Lorsqu’à
Iratapuru Benedito Rodrigues, âgé de soixante-dix ans et retraité, expose que
l’ancienne coopérative, du temps de
Lorsqu'à
Vila Velha do Cassiporé
Le
processus de formation de ces communautés riveraines naît de ces conflits, plus
ou moins larvés, où un fondateur accompagné de sa famille crée une nouvelle
implantation. L’avenir de cette communauté dépendra alors de sa personnalité,
mais aussi des enfants qu’il emmène avec lui ; il pourra considérer ses
enfants comme des employés, ou au contraire se consacrer à leur prospérité
future ; il pourra exiger que ses fils ou ses gendres demeurent auprès de
lui, ou les laissera libres d’agir à leur guise. Quant aux enfants, l’équilibre
des sexes influera sur la part que prendront les femmes aux décisions :
une fratrie dominée par les hommes tendra à laisser entre leurs mains les
délibérations. Que les femmes soient majoritaires, elles prendront une part
active à l’organisation sociale, leurs époux devant leurs conditions
d’existence à la générosité de leur beau-père. Mais la présence de multiples gendres
aura un impact sur la formation de clans ou de sous-groupes, et augure de
futures scissions. A Sitio de São José, le vieux Cornélio règne sans
partage ; un fils est résigné, l’autre rebelle à toute imposition hormis
celles de son père ; les brues font le ménage, l’épouse même du
fondateur baisse la tête devant des étrangers. La survenue d’un gendre n’a
guère changé les équilibres : mais ce gendre, lassé de la tyrannie exercée
par son beau-père et ses fils, s’est converti au protestantisme, seul moyen
selon lui d’équilibrer un monde dominé par la violence et par les beuveries. Son
propre gendre l’a suivi dans la conversion.
Ainsi se
construisent les villages : la religion dominante au centre, les autres
aux extrémités, en amont ou en aval du fleuve.
La suite de cette note se trouve ici:http://anthropopotamie.typepad.fr/anthropopotame/2010/03/sur-la-méthode-anthropologique-2-les-concepts.html
Et hop, comment publier un extrait d'HDR sans le dire, en le faisant passer pour du petit beurre - bien joué !
Rédigé par : Bardamu | jeudi 11 mar 2010 à 01:06
Je vois que le comité de rédaction réagit promptement :)
Non, ce n'est pas un extrait d'HDR, c'est une réflexion que je compte glisser dans mon rapport sur le programme Amazonie.
Par ailleurs, j'ai pensé que ça intéresserait Noémie.
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 11 mar 2010 à 07:04