Connaissez-vous le Boléro de Ravel? Une suite de onze mesures inlassablement reprises, jusqu'à la mort des musiciens.
Il existe un équivalent conversationnel du Boléro, dont j'ai eu le loisir d'entendre quelques phrases dans la navette qui relie Las Vegas sur Loire à Neverland.
La conversation était entamée sans doute depuis fort longtemps, seules 7 à 8 minutes sont parvenues à mes oreilles fascinées. Deux jeunes filles, face à face, l'une (l'interlocutrice principale), mignonne, cheveux soignés, auburn, teint pâle, et l'autre, plus affalée, plus grande et moins gracile, cheveux tenus en queue de cheval, moins élégante aussi et peu jolie, toutes deux âgées de 16 à 18 ans. Manifestement la première (appelons-la Auburn) a plus de succès avec les hommes que la deuxième (appelons-la Pierrette). La conversation (retranscrite de mémoire) tourne autour des Nouvelles Technologies de l'Information.
Auburn: Je lui ai demandé ses mots de passe pour FaceBook et MSN, il a demandé pourquoi, "si tu me les passes pas ça va pas durer longtemps notre relation". Si je peux pas avoir confiance...
Pierrette: Ben ouais c'est normal.
Auburn: Parce qu'il a plein d'amies sur FaceBook et MSN et moi je veux savoir qui c'est. L'autre jour j'ai vu un portrait s'afficher sur son MSN, "c'est qui cette blonde". "Je sais pas" il me dit, mais il y a plein de filles qui essayent de le contacter sur MSN, "je suis curieux de savoir qui me contacte". Et c'est vrai moi aussi j'aime bien savoir qui veut me filer son contact. Mais là c'était une blonde, blonde décolorée...
Pierrette: Ah ouais, platine.
Auburn: Oui, un peu dégradé, une Mel932 mais en dessous c'était "Lover11020". "Mais c'est qui cette Lover???
Pierrette: Je crois que je l'ai vue aussi. Elle était comment.
(Auburn décrit par gestes la coupe de cheveux de Lover, Pierrette semble intéressée mais manifestement ne s'y reconnaît pas)
Auburn: Alors quand on cliquait sur son adresse mail, on était renvoyé sur un site. Ca arrive parfois. Mais je lui dis "Mais c'est qui cette lover". Alors il m'explique, c'est vrai, il vient d'un autre département, alors le code postal c'était ce département. Il y a plein de filles qui cherchent à entrer en contact, alors il me dit "Je les connais pas, je suis curieux". Moi aussi je fais comme ça, on a un nouveau contact, on se dit tiens.
Pierrette: Moi c'est pareil. Quand j'ai un nouveau contact je vais regarder.
Auburn: Moi je lui dis "Mais c'est qui cette Mel" parce que c'est le code de son ancien département. "Je sais pas". "Lover" c'est quand même bizarre comme pseudo, mais quand on clique on tombe sur un site, c'est pas une adresse mail.
(Silence de Pierrette devant qui le cas ne s'est pas présenté)
Auburn: Quand même bizarre cette blonde platine sur le site de mon copain. Et le pseudo "Lover" avec son ancien département. Je lui dis: "Mais c'est qui cette Lover??" "Je sais pas il me dit. Il a des filles qui demandent son contact, "Je suis curieux c'est tout". Ca je comprends.
(Silence de Pierrette qui consulte son portable).
Auburn: Je vois un portrait s'afficher sur son MSN: "Mais c'est qui cette Lover???" Mel932 c'était, mais quand on clique, ça emmène vers un autre site.
Le train entrant en gare, c'est au tour de Pierrette de raconter une histoire. Son histoire consiste à expliquer comment elle a cru que son ordinateur avait planté.
Pierrette: Je t'ai pas dit l'autre jour, j'ai cru que mon ordinateur m'avait planté!
Auburn: Ah ouais?
Pierrette: Ah oui dis donc. Je l'allume, rien. Je regarde si c'est la batterie, mais même en charge, il s'allumait pas. Je vais voir mon père, je lui dis "Dis donc papa mon ordinateur s'allume pas". Il me dit "Fais voir" alors il regarde et il me dit "Ta batterie marche" je lui dis "Oui et même en charge", alors "Bon je vais le porter à réparer" il me dit. Et en fait tu sais c'était quoi?
Auburn, moyennement intéressée: C'était quoi alors?
Pierrette: C'était un bouton derrière qui bloque tout. Mon père m'a dit "Ah oui ce bouton ça bloque tout". C'est bizarre ce bouton qui bloque tout. Il me dit: "C'est un bouton ça sert à tout bloquer".
Auburn: Oui.
Pierrette: Il me dit "je le porte à réparer". "Tu l'auras mardi" il me dit. Et c'était juste cette histoire de bouton.
Auburn: C'est bizarre cette histoire de bouton.
Pierrette: Et je sais pas comment il avait tout bloqué, j'y avais pas touché.
Voilà tout ce que j'ai réussi à reconstituer de ce dialogue. Il y avait beaucoup plus d'échanges et d'aperçus incisifs, mais je crois avoir rendu l'intégralité des épisodes et des rebondissements. J'ai donc perdu en agencement ce que j'ai gagné en concision.
Quelques remarques concernant ce dialogue: l'échec relatif de Pierrette à captiver l'attention réside en ceci qu'elle ne parvient pas à raconter une anecdote à la hauteur de celle d'Auburn, sans doute du fait d'une carence en petit ami. Elle adopte donc la rhétorique du Je t'ai pas dit ce qui m'est arrivé, l'autre jour, inclut quelques fragments dialogués, et cependant elle peine elle-même à croire en l'intérêt de son histoire, sans doute partiellement inventée. Il est vrai que celle-ci fait pâle figure à côté des aventures d'Auburn sur MSN, confrontée à cette mystérieuse Lover contactant son petit ami, auréolé du mystère d'un autre département.
Toutefois, on est frappé par le besoin d'Auburn de dire trois ou quatre fois "c'est qui cette Lover?". Il s'agit d'un artifice narratif déjà employé dans la Chanson de Roland, ainsi aux strophes 40, 41 et 42, première conversation entre Marsile et Ganelon:
"De Carlemagne vos voeill oïr parler. / Il est mult vielz, si ad sun tens usét: / Men escïent, dous cenz anz ad passét" (...)
"Mult me puis merveiller / De Carlemagne, ki est canuz e vielz: / Men escïentre, dous cenz anz ad e mielz" (...)
"Merveille en ai mult grant / De Carlemagne, ki est canuz e blancs: Mien escïentre, plus ad de dous cenz anz"
Cet artifice est destiné à capter l'attention de l'auditoire, mais aussi, sans doute, celle de la narratrice elle-même, qui, aux prises avec un récit compliqué, préfère en revenir aux fondamentaux, soit l'anecdote matrice, la Mère de toutes les anecdotes, l'irruption de Lover, blonde platinée ("Si est blonds e platinez, elle ad dix huit anz passét") sur le MSN de son ami.
Plus profondément, on sent bien que ces conversations recouvrent d'autres enjeux.
Manipulation perverse d'Auburn, soucieuse de cantonner l'infortunée Pierrette au rôle de faire-valoir, incapable qu'est celle-ci d'invoquer jalousie, exigences, MSN, ni le moindre petit ami aux prises avec des blondes décolorées?
Pour Auburn, les sollicitations dont fait l'objet son compagnon sont un gage de qualité, en termes de pool génique et de succès reproducteur. Mâle recherché par la concurrence, il colporte son génotype avantageux de département en département, mais Auburn exerce sur lui son pouvoir ("Par tantes teres est alét cunquerant / Il vient d'un aultre département...") avec une certaine indulgence ("C'est vrai, moi aussi je suis curieuse de savoir qui me contacte").
En revanche, le lecteur sera frappé de voir comment, soudain, le récit périclite et succombe, à la cinquième reprise. Pourquoi s'arrêter là, si les deuxième, troisième et quatrième étaient, au choix, tout aussi palpitantes ou inutiles que cette cinquième-là?
J'en viens au point qui m'intéresse: la conversation, et ce sur quoi elle porte, est un support de contact, ou une monnaie d'échange. Ce qui est en jeu n'est que secondairement la qualité intrinsèque de l'anecdote relatée. Il s'agit plutôt de dire:
"Tu es mon amie? Regarde tous les avantages que tu as à être mon amie. Regarde mon prestige, ma puissance, l'influence que je peux déployer, la profondeur de mon raisonnement. Avec moi, tu es en sécurité. Tout ce que tu as à faire, c'est reconnaître que je suis la plus belle."
Et l'autre de répondre:
"D'accord, tu es la plus belle, mais si tu étais toute seule dans ce train tu ferais moins la fière, si je n'étais pas là pour t'écouter. Tu ne pourrais pas, voyant cet homme qui nous épie, déployer ce charme dont tu te vantes. Donc je te suggère d'être attentive à mes propres histoires, aussi inintéressantes soient-elles, sinon notre relation basculerait dans un déséquilibre tel qu'elle n'y survivrait pas."
Il s'agit, concrètement, d'observer la manière dont l'amitié se déploie dans la sphère du réel, dans l'échange. Cette amitié recouvre des positions respectives, des dominations consenties, des tentatives de maintien de statu quo ou de renversement de situation.
Posés l'un en face de l'autre, deux humains qui se connaissent entretiennent leur amitié, et la parole est, chez eux, le support de ce lien, mais ne le motive ni ne le fonde.
Excellente analyse sociolinguistique, merci de m'avoir fait bien rire et de m'avoir rappelé plein de bons souvenirs (de sociolinguistique, pas de blond platine ou de MSN).
Rédigé par : Dr. CaSo | mardi 11 mai 2010 à 16:23
Très bon. Tout comme Dr.Caso, les souvenirs en moins.
Rédigé par : OLivier | mercredi 12 mai 2010 à 21:34
Merci, CaSo et OLivier. Cette note m'a coûté plus de travail que les autres...
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 12 mai 2010 à 22:07
Il semblerait encore et toujours que des femmes seules discutant entre elles ne puissent parler que de mâles et n'entrer en compétition qu'à ce propos. Je ne suis ni anthropologue ni éthologue et je suis peut être hors sujet (quoique) mais voici ce qu'écrit Flannery O'Connor dans "Le roi des oiseaux", le paon, qu'elle élevait pour sa beauté :
"Chaque mâle a un lieu de prédilection où il se donne tous les jours en spectacle dans l'espoir d'attirer une femelle. Pourtant s'il est un être indifférent à ces exhibitions,{...} c'est bien la paonne. A peine lui accorde-t-elle un regard. Le paon, couronné de sa queue chatoyante, se tourne, se retourne, balaie le sol avec ses plumes couleur d'argile, avance et recule en dansant, le cou ployé,le bec ouvert, l'œil étincelant. De son côté la femelle vaque à ses occupations, et fouille consciencieusement la terre comme si le moindre insecte caché dans l'herbe lui importait infiniment plus que cette carte de l'univers flottant à ses côtés."
Sages animaux ?
Oeuvres complètes - Le roi des oiseaux - Page 817
Rédigé par : Hypathie | jeudi 13 mai 2010 à 09:47
Hypathie, vous suggérez que le choix de la conversation est biaisé. Qu'une compétition eût pu s'engager sur un tout autre sujet.
Je suis à la fois d'accord et pas d'accord. Ce qui a attiré mon attention, c'est le leitmotiv "mais c'est qui cette lover". Nombre d'échanges anodins reposent sur la répétition de l'élément saillant, parfois trois ou quatre fois - par exemple, hier à Neverland, à la suite d'une erreur commise à l'imprimerie, longs échanges entre une collègue et la secrétaire sur le thème: "c'est marrant, Machin ne se trompe pas, d'habitude"; "tous les ans c'est le même sujet d'examen et il n'y avait jamais eu d'erreur".
J'ai eu tort de me concentrer, in fine, sur la compétition sexuelle - et je suis persuadé que l'amitié peut s'entretenir hors de toute compétition (je m'efforcerai d'écouter et transcrire des dialogues allant en ce sens). Mais il me semble que dans cette conversation entre Auburn et Pierrette, c'est bien de cela qu'il s'agit, même si c'est indirect. Je ne puis réfuter un élément du réel au motif qu'il conforterait un stéréotype que vous pourfendez.
Concernant Flannery, j'apprécie beaucoup les pages que vous citez. Néanmoins, j'ai quelque réserve concernant l'inefficacité de la pariade. En effet, page 819, je lis : "C'est pain bénit pour moi de les voir se multiplier si vite. Pour l'instant j'évalue le bilan démographique à une quarantaine, mais depuis quelque temps, je me garde de faire un nouveau recensement."
Il me semble que les femelles sont tout de même sensible à cette "carte de l'univers flottant à leurs côtés" :)
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 13 mai 2010 à 10:01