Il est rare qu'une thèse de doctorat suscite ainsi l'intérêt, voire une forme d'étonnement. Celle de Marion Vicart, à la soutenance de laquelle j'ai assisté l'autre jour, est de celles-là.
Marion propose une méthode d'observation et de description du chien, fondée sur les principes de l'anthropologie d'Albert Piette qui se concentre sur l'existence "en mode mineur", c'est à dire notre façon d'être au monde hors des pics d'action et de temporalité - ce que Proust appelait le sentiment de l'existence tel qu'il frémit au fond d'un animal. S'affranchissant des questionnements limités au comportement pour se consacrer à l'ontologie, ce mode d'observation s'attache à tous les détails qui montrent qu'un être est en vie, indépendamment de ce qu'il "fait" ou non.
Allant très loin dans la réflexion et le développement de sa méthode, Marion Vicart propose d'intituler "phénoménographie équitable" une description du chien qui ne se limite pas à en faire un satellite gravitant autour de son maître. Elle s'en est rendue capable par la coexistence avec son propre chien, et par ses observations menées auprès de différents foyers (bergers, citoyens lambdas, handicapés, chenils et chiens de meutes). Elle introduit le terme "équitable" car selon elle les principes de l'anthropologie symétrique (ce que les non-humains "font faire" aux hommes) ne tiennent pas compte de l'individualité de l'animal, placé sur le même plan qu'une cigarette ou un atome.
(Les principes de la phénoménographie équitable: voir ici. L'introduction de la thèse: voir ici.)
Que font les chiens quand ils ne font rien? Que font-ils entre eux qu'ils ne font pas avec les hommes? Que font les hommes avec les chiens? Que font-ils ensemble, et que font-ils les uns auprès des autres, en présence, avec ou sans interaction, chacun dans son monde et dans sa signification?
Il y a une grande lucidité et une belle audace au début de la thèse, quand Marion évacue toutes les hypothèses qui ne lui ont pas servi, un peu comme un garagiste explore et démantèle un vieux moteur de camion. On le lui a reproché, mais j'ai beaucoup souris à lire cette douce ironie déployée, sans grande méchanceté d'ailleurs, au long des deux premiers chapitres.
Quand survient le corps de la thèse, c'est par vagues successives, les mêmes situations étant réexaminées à la lumière des conclusions précédentes, ou des insuffisances constatées. Je ne vais pas plus loin pour l'instant, n'étant encore parvenu qu'aux deux tiers de ma lecture.
Il valait la peine d'observer le face à face d'un directeur de thèse et de sa doctorante bientôt affranchie. Le discours d'Albert Piette disait sincèrement ce que peut représenter, pour un homme ayant travaillé et réfléchi dans une université périphérique, l'irruption d'un étudiant plein d'enthousiasme et de potentialités. Parler d'illumination, comme il l'a fait, me paraît approprié. Parce qu'il est réconfortant de voir soudain un étudiant faire preuve d'audace, décidant de prendre des risques, tous les risques que l'on a assumé soi-même semblent soudain justifiés. Le plus souvent, hélas, le sentiment que l'on retire de la direction de travaux est d'être un cheval de trait.
Et il peut sembler étonnant de ma part, anthropologue blanchi (ou poivre-et-selisé) sous le harnois, de trouver inspirante la méthode développée par une jeune fille qui a priori n'attire pas les regards, ne semble pas recéler d'excentricité particulière, ne prend pas la pose, est d'une amabilité parfaite, met à l'aise ses interlocuteurs, etc. Elle se tenait à contre-jour, assise de trois-quart face au jury de six personnes, dans un ensemble gris perle, l'ourlet du pantalon retenu par un trombone, retournant sagement les questions, n'ayant aucune expression de nervosité particulière. Et il était touchant d'observer ce décalage entre la matière scientifique, lourde de conséquences, que l'on s'apprêtait à discuter, et le retard pris, au début de la soutenance, parce qu'on attendait l'arrivée de son papa et de sa maman égarés...
Je ne suis ni aveugle ni sourd. Il va de soi que toute méthode et toute proposition demande de la maturation, et la finesse dont fait preuve Marion est peut-être l'ingrédient principal de son observation, non reproductible par d'autres. La réalité décrite comme une syntaxe de gestes, de soupirs, de regards, demande la même qualité de lecture que l'analyse d'un texte littéraire, et l'explication qui en ressort dépend principalement de la qualité du lecteur. Mais parmi tant de concepts ressassés, de situations appréhendées en variant si légèrement les focales qu'on croit au fond que tout se répète, la réalité comme la pensée scientifique, il vaut la peine de signaler qu'il y a encore de la place pour l'imagination créatrice soufflant sur nos braises.
"Pas plus que l'individu n'est seul dans la groupe et que chaque société n'est seule parmi les autres, l'homme n'est seul dans l'univers. [...] Chance, vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste [...] pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d'interrompre son labeur de ruche, à saisir l'essence de ce qu'elle fut et continue d'être, en deçà de la pensée et au delà de la société: dans la contemplation d'un minéral plus beau que toutes nos oeuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d'un lys; ou dans le clin d'oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat."
(Claude Lévi-Strauss, conclusion de Tristes Tropiques)
Rédigé par : |