Je suis retourné sur les quais hier, pour la première fois depuis deux ans.
Je n'avais rendez-vous avec personne, sinon avec les premiers jours d'été. Je suis resté assis longtemps sur les marches de l'amphithéâtre, regardant les danseurs, me demandant si je serais encore capable de faire des pas en avant, de côté, et des ocho adelante.
J'ai reconnu une femme d'abord vaguement avec qui j'avais dansé autrefois. Je suis allé la voir, son visage s'est éclairé, et nous nous sommes assis l'un à côté de l'autre, scrutant les visages des gens enlacés. Je lui ai parlé d'un homme qui était là ce soir, assez âgé, mais svelte et bon danseur. Il avait subi une éclipse de quelques mois, et quand je l'avais recroisé, il y a longtemps de cela, son visage émacié arborait une joie radieuse, une joie venue des profondeurs. J'avais alors compris le sens de l'expression "revenir de loin", et depuis la vision de cet homme m'émouvait à chaque fois.
Nous avons dansé. A mesure que les valses et les tangos s'enchaînaient, j'allais en me rappelant les bribes de nos conversations passées. Elle aussi depuis deux ans n'avait pas remis les pieds sur les quais, personne depuis lors ne l'avait enlacée comme je le faisais. A l'époque, me rappelais-je, elle me parlait de son ami, rencontré à Normale, et qu'elle n'avait jamais quitté. Elle avait alors juste trente ans. Et à présent, elle allait partir, l'accompagner en Afrique, et ne plus revenir sans doute durant de longues années.
- Tu as eu un enfant, lui dis-je. Elle me demanda comment je l'avais deviné. Elle était parvenue à cet âge où les mariages prématurés se défont en divorce, séparation, désir de vivre chacun de son côté. Qu'elle accompagne son mari en Afrique montrait qu'il s'était produit quelque chose qui avait fait obstacle à cette fatalité.
Nous sommes restés silencieux, dansant toujours, sans nous arrêter. Je ne voulais pas croiser son regard, mais toujours elle souriait. Je l'entendais fredonner à mon oreille, accompagnant la musique comme le faisait Glenn Gould quand il jouait.
Et plus nous avancions, et plus s'accumulaient les tours de piste, et plus mon assurance se disloquait. Elle ne demandait rien. Mais en moi était née une attente, et la situation m'apparaissait soudain inconvenante, déplacée. Il m'aurait suffit de rester là, sans penser à rien, à la respirer, sentir son front posé contre ma tempe, et lui dire au revoir, ensuite, et la laisser partir. Je ne voulais pas faire partie de ces hommes qui sèment le trouble à ces moments de leur vie où les femmes mariées sont vulnérables.
Quand la musique s'est arrêtée, elle me dit qu'elle allait se promener, seule, que nous nous reverrions, peut-être? Toutes mes invitations me restèrent dans la gorge. De plus en plus troublé, je suis monté sur mon vélo, assis un long moment à réfléchir, puis à téléphoner. Et je l'ai vue de loin, plongée elle-même en grande conversation, l'air soucieux, semblant aveugle à ceux qui l'entouraient.
Je me suis arrêté, sur le chemin du retour, au Café de l'Industrie. Buvant mon demi j'observais une jeune femme en mini short en jean qui parlait parlait parlait à son portable, allant venant, et se plaçant toujours dans la lumière des phares, ses jambes comme des colonnes fines que la ville de Paris se devait d'illuminer. Les hommes assis à la terrasse comme moi la regardaient. Je les entendis exposer, plutôt que de constater simplement combien cette femme était jolie et consciente de l'être, la situation de ceux qui s'achètent un jean, le portent tout l'hiver et le découpent avec l'été.
C'est très bien écrit, très beau, merci !
Rédigé par : Grégoire | vendredi 04 juin 2010 à 10:40
Merci, Grégoire. Moi aussi je suis allé rendre visite à ma grand-mère récemment. Bon courage à vous.
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 04 juin 2010 à 11:28
Joli retour dans le tango.
Rédigé par : Kela | vendredi 04 juin 2010 à 22:18