Quatrième
ou cinquième jour à Cerisy. Pas de nouvelles de l'extérieur, univers
démonétarisé où nous vivons au rythme de la cloche des repas (un coup pour
saliver, un autre cinq minutes plus tard pour annoncer que les portes de la
salle à manger sont ouvertes). Nous évoluons dans un univers feutré où seuls
quelques regards hostiles nous rappellent que parmi les cinquante participants
il y a des clans et des factions (généralement constitués des membres d'une
institution ou d'un groupe de recherche).
Le deuxième
soir, quand tous ou presque étaient allés se coucher, je me suis assis sur le
parvis. A dix mètres, un groupe de quatre femmes discutait à voix haute dans une semi-obscurité, passant en revue les
invités et les tournant en dérision. Ces femmes formaient le jour la garde rapprochée de la reine rouge. Quand vint mon tour, j'entendis parler
d'un "chauve prétentieux". L'une des interlocutrices se tourna alors
vers moi pour me désigner. Situation bien étrange: ce groupuscule ressortissait
de la puissance invitante, et j'ignorais quelle conduite adopter: disparaître la
queue basse? Rentrer dans le tas? J'optai pour la deuxième solution.
"Bonsoir,
je vous ai entendu dire que j'étais prétentieux. Pourrais-je savoir en
quoi?" demandai-je sur un ton aussi calme que possible, mais la gorge nouée.
"Ah!
On parle entre amies et vous nous espionnez! Vous vous cachez derrière les
buissons!"
Suivirent
des propos du genre "vous ne nous faites pas peur", "nous
n'avons que faire de vos menaces". "Je ne vous menace pas, mais vous dites que je suis
prétentieux parce que je pose des questions, il m'importe de savoir en quoi
participer serait un signe de prétention. Par ailleurs il se peut en effet que
je sois prétentieux, là n'est pas la question." Les figures outrées par
mon intrusion se détendirent un peu, mais la conversation resta tendue jusqu'à
ce que je me retire en disant que je me la bouclerais dorénavant.
Bien sûr je
n'ai pas tenu ma promesse. Devant l'hostilité je deviens encore plus odieux et
intrusif. Et dans l'ensemble les quelques épisodes par lesquels on m'a signifié
que je cassais les pieds aux organisateurs ont plutôt joué contre eux. Une
jeune fille se déclarait atterrée par cette situation, proche de la nausée, et
je lui expliquai alors que tout ce théâtre n'empêchait pas qu'au fond, nous
soyons porteurs d'idées, ou plutôt que des idées nous portaient, et qu'il
fallait en passer par là pour les tester et pour convaincre, et aussi pour
identifier les personnes fiables, susceptibles de travailler avec nous.
Et puis il
n'y a pas que nous à Cerisy. Cinquante Américains sont là pour discuter
d'Alfred Stieglitz, le photographe. Je les observe, ils appartiennent à cette
bourgeoisie cultivée new-yorkaise aux traits sémites ou scandinaves, les gestes
de la main codifiés, le visage figé en un sourire charmant et stéréotypé. Le
deuxième soir, avant le psychodrame, nous avions joué à la pétanque et je
m'étais bien sûr épris de la capitaine de mon équipe, belle blonde fine nommée Katherine, d'une
amabilité parfaite, contrôlant le moindre de ses gestes, son plus petit muscle
facial parfaitement maîtrisé, et je cherchai plusieurs jours durant à la recroiser, n'ayant d'autre
point d'appui que ce souvenir de pétanque qui pour elle s'était déjà effacé.
Votre chronique normande est décapante : les colloques nerveux sont rares, c'est alors que vous les rendez électriques. On se demande toutefois si vous n'êtes pas venu que pour la bagarre...
L'avantage est que nous n'avons même pas besoin de savoir de quoi parle ce colloque : vous nous en extrayez le miel, c'est-à-dire le fiel.
Pour continuer sur le côté intrusif, vous ne voulez pas photographier les protagonistes pour nous faire rire et jouer au paparazzi ?!
Quoi qu'il arrive, tenez bon, au prix que ça coûte les séjours à Cerisy, il faut que les organisateurs en aient pour leur argent.
Rédigé par : Bardamu | mercredi 07 juil 2010 à 23:26
Huhu, Bardamu, l'histoire de Cerisy est pleine d'empoignades entre gens de bonne compagnie :)
Je crois même que le sang avait coulé lors du premier colloque sur le Nouveau Roman...
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 08 juil 2010 à 09:04