Mon cher Bardamu,
je publie votre commentaire à la note "Fin de Mission" et la réponse que j'y apporte, m'y autorisez-vous? Vous touchez là à une vérité essentielle concernant l'anthropologie, mais aussi à la recherche scientifique en général, c'est-à-dire le moment où sont rassemblées, mais non assemblées, les données, faits et informations diverses avant qu'elles n'aient pris sens. Vous qui appréciez l'Education Sentimentale, vous vous souviendrez sans doute cette réflexion de Frédéric Moreau quand Rosannette lui raconte son histoire: "Tout cela sans transition, et il ne pouvait reconstituer un ensemble"... Et peut-on dire, cependant, que la vie de Rosannette ne fut pas vécue?
Voici donc notre échange de vues:
"Cher Anthropopotame - cette formule a des airs enfantins, comme si on disait cher Père Noël... - d'abord j'ai eu d'excellentes raisons de ne pas - mais on tutoie le P. Noël... - vous commenter immédiatement car votre "rapport de mission" est arrivé à la rentrée, alors que j'étais en plein déménagement et prenais mes quartiers dans un nouveau lycée avec une surcharge surprise de travail - et je ne dispose du net que par intermittence : j'avais archivé vos pages sur mon pc mais ça ne copiait les couleurs donc j'ai remis ça à plus tard. Je viens toutefois de terminer la lecture de votre périple et j'aimerais traduire quelques impressions. Il ne s'agit pas de procéder à une critique en bonne et due forme (pas d'opinion délirante ni scandaleuse comme vous pouvez en être coutumier) dans la mesure où l'objet ne s'y prête pas. J'ajouterai que le découpage chronologique et non pas thématique rend malaisés les commentaires (puisque tout a été publié le même jour) de votre "journal". En vrac donc : faute de connaître avec précision les enjeux de la mission et son historique, j'avoue être un peu paumé dans la dépouillement de ces notes. On croit toujours que le journal d'un anthropologue doit être passionnant et regorger d'anecdotes uniques : ce que vous racontez est au contraire souvent d'une grande banalité (cela dit sans jugement de valeur). Le résultat, si on s'en tient à la matière brute transmise paraît bien mince ! Néanmoins, votre témoignage est instructif parce qu'il nous fait découvrir que la nature de votre travail de terrain est fort proche de celui d'un archéologue, c'est-à-dire que vous ne savez pas ce que vous cherchez précisément et il n'y a aucune raison qui préside à la découverte d'un trésor. Ainsi, on comprend mieux que l'anthropologie soit fastidieuse et aussi souvent décevante : on veut de l'extraordinaire alors que celui-ci ne se décrète point. En outre, votre population autochtone était tout sauf l'incarnation du rêve exotique : ce n'est pas un peuple de primitifs que vous nous avez montrés ! Je m'en veux donc un peu de ne pas avoir trouvé ça plus intéressant et de n'avoir pu m'y plonger avec délectation comme dans un volume de Terre humaine. Je pense qu'il faudra que j'y revienne car je n'ai pas le sentiment d'en avoir retiré la moelle...
Bon retour parmi nous cher ami et pour de nouvelles aventures à Neverland !"
Rédigé par : Bardamu | mardi 21 sep 2010 à 21:03
Mon cher Bardamu, je suis heureux d'avoir de vos nouvelles. J'espère que vos nouveaux quartiers, en dépit de la surcharge de travail, vous conviennent, et que vos élèves penseront philo, mangeront philo et dormiront philo, comme les autres.
Concernant mes notes de Cunani, détrompez-vous, vous en avez bien extrait la moelle. La vérité, comme vous le diront nombre de mes confrères, est que l'on s'emmerde copieusement sur le terrain, avec de longues heures passées à attendre que la chaleur s'apaise ou que la pluie passe. Beaucoup de conversations sans intérêt, mais aussi beaucoup de rapports simples, simplement humains, où l'on goûte la présence des gens ou la beauté du ciel sans penser à les décrire.
Nous grappillons des données mais celles-ci ne forment sens que plus tard, parfois bien plus tard. Il faut laisser mûrir cet ensemble d'impressions et d'informations éparses, parfois contradictoires, et puis les choses s'agencent d'elles-mêmes - parfois.
Enfin, cela doit être ma dixième mission en Amazonie, je n'ai bien sûr plus la même capacité d'extase qu'à mes débuts, et mon blog, vous le savez, n'est pas destiné à captiver mes lecteurs ou à les fasciner, mais simplement à leur glisser chaque matin ce que peut être le journal d'un homme.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 22 sep 2010 à 08:29
Cher Anthropopotame,
Ce dernier billet m'a eue au tournant, l'occasion de vous dire tout le respect que j'ai pour ce que vous écrivez. C'est sobre et beau comme du Rousseau :
"Il est un terme de la vie au delà duquel on rétrograde en avançant. Je sens que j'ai passé ce terme. Je recommence, pour ainsi dire, une autre carrière."
Rédigé par : Gali | mercredi 22 sep 2010 à 14:49
Ma chère Gali, je rentre de Neverland fatigué et heureux. Et votre commentaire me touche beaucoup. Je pense qu'il étend son aile jusqu'à mon lecteur Bardamu.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 22 sep 2010 à 19:33
Anthropopotame, vous me flattez beaucoup : je n'en demandais pas tant !
Le sentiment que j'ai retiré de votre lecture est en effet refoulé par les anthropologues qui s'en veulent de ne pas faire suffisamment rêver leur public (on ne le dit pas assez, il est bon de refroidir les vocations trop romantiques). Ceci me rassure dans ma vie consacrée aux concepts, qui essaie d'être excitante intellectuellement malgré quelques cours pénibles (on m'a fourgué une classe d'électro-techniciens qui se comportent en véritables sauvages : pas besoin de fouiller l'Amazonie !). Il me semble néanmoins que vous deviez être un peu moins le nez dans le guidon que moi nageant dans votre prose. Car si l'anarchie de vos notes m'impressionne("tel jour, discussion oiseuse avec X", etc.), je ne puis m'empêcher de raisonner cette vacuité : mais que fait-il là-bas à se prendre à se point au sérieux alors qu'il ne découvre rien de remarquable ? Et votre travail, qui sous-tend votre journal et que l'on ne peut dans son ensemble qu'imaginer, doit remplir cette tâche qui me semble de mon point de vue colossale.
J'espère donc vous lire davantage pour mieux vous comprendre (et avoir des nouvelles de Basilic et ses copines !).
Rédigé par : Bardamu | mercredi 22 sep 2010 à 22:33
Haha, le retour du méchant Bardamu! Je ne me "prends pas au sérieux", je suis en mission pour le CNRS, j'essaye de faire mon boulot...
Je vais publier les premières notes de synthèse, comme cela vous verrez ce qui ressort une fois un premier traitement effectué.
Quant à Basilic, je vais le voir ce week-end, mais ce sera une visite amicale.
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 23 sep 2010 à 03:42