On appelle Ekphrasis la description, dans le corps d'un texte, d'une oeuvre d'art réelle ou fictive.
Je parlerai ici de La carte et le territoire, dernier roman de Houellebecq. Comme il est étrange qu'un livre donne envie, non d'écrire, mais de peindre.
Car il est parsemé de descriptions de tableaux, et d'une oeuvre fictive, celle d'un nommé Jed Martin. Le procédé qui consiste à inventer des toiles et des poétiques d'artistes divers est répandu. Proust suggère ainsi la profondeur d'Elstir, et Pérec crée une oeuvre factice dans Un cabinet d'amateur.
C'est donc là l'ekphrasis: user d'un support pour en dépeindre un autre, comme si les intentions - qui ne sont pas comptées - pouvaient être sublimées par une expression adéquate. Quand on parle d'une oeuvre imaginaire, on a le loisir d'évoquer ce qui figure et le but que l'on voulait atteindre, ce qui est présent et ce qui est suggéré, ce que la toile comporte et ce que l'artiste a voulu peindre, ce à quoi il aurait atteint s'il avait eu du talent. C'est ce talent que la fiction lui donne.
Ce qui me frappe d'abord chez Houellebecq, c'est l'apparente adéquation de son style à ce qu'il entreprend de narrer. "J'étais chez moi. Je déprimais gentiment" - ainsi commence, je crois, Extension du domaine de la lutte.
On ne le sent pas déraper, ni chercher quoi que ce soit. Si l'on excepte le passage plus laborieux de l'enquête et du crime (Troisième partie), justement parce qu'il se frotte à un genre comme à un morceau de bravoure, rien chez lui ne laisse penser qu'il travaille son écriture. Tout n'est que désinvolture, rivant nos yeux aux lignes, non à ce qu'il y a entre elles.
Et pourtant, lorsqu'il imagine ce qu'un critique d'art expose, à des années de distance, du métier d'un peintre, ou lorsqu'il décrit des toiles aussi improbables que La conversation de Palo Alto, où Bill Gates et Steve Jobs se confrontent l'un à l'autre, il atteint quelque chose en moi, qui me trouble beaucoup, qui est la faculté d'un artiste à dévoiler la vérité d'une époque, considérée à distancecomme un moment historique.
On a beaucoup écrit sur le capitalisme et sur ses perversions, beaucoup écrit sur l'inanité des réussites sociales, sur la vacuité des projets de société défendus par des gens incultes et sans imagination. Houellebecq n'est pas un peintre. Mais il a cette intelligence de montrer ce qu'il comprend de ce monde en décrivant un tableau. Le tableau atteint l'essence du réel, même s'il n'existe pas. L'écrivain parvient à cette essence à travers le tableau.
Depuis Extension du domaine de la lutte, je tiens Houellebecq pour un grand écrivain. Un homme qui pense, avant de penser à écrire. Ce roman, je l'ai souvent relu.
Je me moque souvent des artistes qui prétendent suspendre le temps, porter un regard lucide sur le réel, évoquant des réalités qu'ils ne connaissent pas. A tous je conseille la lecture de Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, ou encore Le philosophe et le réel. Mais je ne puis qu'admirer Michel Houellebecq, si amaigri, déjà changé en ombre.
Rédigé par : |