L'affaire Sokal débuta en 1996 sous la forme d'un pastiche de la littérature scientifique postmoderne publié dans la revue Social Text. Sokal révéla ensuite la supercherie et publia, avec Jean Bricmont, un ouvrage intitulé Impostures intellectuelles (Odile Jacob, 1997). L'ouvrage provoqua une levée de boucliers en France, et seuls quelques auteurs, tel Michel del Castillo, se félicitèrent du dégonflement de baudruche qu'un tel ouvrage allait provoquer. Jacques Bouveresse publia en réponse aux attaques que subissaient Sokal et Bricmont (accusés de "totalitarisme" et d'obscurantisme) une défense en forme de pamphlet, Prodiges et vertiges de l'analogie (Raisons d'agir, 1999).
Les auteurs dont parlent ces livres - Lacan, Derrida, Deleuze, Latour, Kristeva - sont pour certains lus, commentés de part et d'autre de l'Atlantique. L'idée selon laquelle les faits scientifiques, et non seulement les scientifiques, seraient guidés par certaines configurations sociales, et qu'en conséquence le rôle des sciences sociales consistaient d'abord à étudier ces configurations, puis à les infléchir, était en effet porteuse d'espoir et d'exaltation intellectuelle.
Les Humanités, rejetées au second plan par l'avancée des sciences dures (physique, médecine, microbiologie et neurosciences), trouvaient là une forme de revanche. D'une part, la réalité sociale et psychique pouvait être décryptée à l'aide de théorèmes mathématiques (tel que le théorème de Gödel employé par Debray) et d'équations (comme le fit Lacan), d'autre part les faits et théories scientifiques les plus en pointes s'avéraient vulnérables au contexte qui les produisaient, amenant à un détricotage du rapport du scientifique à son objet, l'objet fût-il un atome ou une particule.
Répondant à ces hypothèses, Sokal proposa de les tester de la manière suivante: "Anyone who believes that the laws of physics are mere social conventions is invited to try transgressing those conventions from the windows of my apartment. (I live on the twenty-first floor.)"
A lire certains passages décryptés par Sokal et Bricmont, on se trouve stupéfait de voir les proportions atteintes par l'esbrouffe, comme dans ce passage de Luce Irigaray, dissertant sur la mécanique des solides et des fluides, et proposant en note, sans aucune référence: "Il serait nécessaire de se reporter à quelques ouvrages sur la mécanique des solides et des fluides" (cit. p.105). Je n'aurais pu détecter la supercherie, n'ayant pas les connaissances nécessaires à la relever. En revanche je sais distinguer une bouillie mentale d'un raisonnement. Si les chercheurs en SHS veulent endosser le costume des sciences dites dures en musclant leurs paradigmes, encore faut-il éviter ce genre d'imposture, c'est-à-dire d'adopter la phraséologie tout en faisant fi de la rigueur.
Bouveresse enfonce le clou de la dérision en posant, au deuxième chapitre, la question: "L'inculture scientifique des littéraires est-elle la vraie responsable du désastre?" Cette question m'était venue également lorsqu'en 2009 mes collègues de la faculté de Lettres n'avaient trouvé d'autre argument, d'autre réponse au mépris affiché par Sarkozy à l'égard des SHS, que de proposer des lectures publiques de La Princesse de Clèves, affirmant sans aucune preuve que la lecture de tels ouvrages donnait des armes et des clés pour la compréhension du monde contemporain. Je reconnaissais là le travers des littéraires, que je partageais autrefois quand j'appartenais à la clique, de stigmatiser tous azimuts le défaut de lecture et de connaissance des classiques, tout en s'épargnant la peine de lire le moindre ouvrage d'économie, de biologie ou de psychologie cognitive.
Plus grave encore, dénonçait Bouveresse, la vogue de l'emprunt constant aux sciences dures, avec une légèreté toujours plus assumée (n'était-ce pas là, de toute façon, le produit d'une simple configuration sociale?), tendait à vulgariser l'inculture scientifique en la transformant en ornement du discours.
Mais ce qui sonne comme une alerte - raison pour laquelle il est bon de lire aujourd'hui Sokal et Bricmont - c'est que dès 1997 les auteurs signalaient le danger d'une science soudain réduite à n'être qu'un élément parmi d'autres éléments dans un contexte donné, une "chose" parmi les choses, les savoirs d'une société étant le produit des rapports des individus entre eux (décryptables en termes de genre, d'ethnie, de domination et de reproduction sociale des différences).
Or qu'observe-t-on aujourd'hui? Les découvertes scientifiques font l'objet de débats civiques non pas autour de leurs implications, mais bien autour de la manière dont ces découvertes sont produites, le réchauffement climatique étant par exemple le fruit d'un "accord négocié" au sein du GIEC. Ainsi des données scientifiques furent-elles livrées en pâture aux néophytes, qui déduisirent d'e-mails piratés, élevés au rang de preuves matérielles, que les savoirs produits étaient frelatés, résultat d'un complot ou d'une fraude.
Ce relativisme-là, le relativisme qui pose que les vérités scientifiques, sur lesquelles s'édifie notre savoir, peuvent être sapées comme une vaine tour de Babel, et cela en toute ignorance des enjeux réels, me paraît un danger qui est loin d'être écarté.
Le princesse de Clèves frape again! Décidément je commence à croire à un quelconque traumatisme d'adolescence (si jamais l'anthropopotame [Seigneur, quel nom! ça vient de "popote"?]a vraiment lu ce livre que, pour des raison qui me sont inconnues obsède une certaine population du 75.
Enfin, essaie "Don Quichotte", même traduit: il n'est jamais tard pour faire quelque chose d'intelligent de sa vie!
Curro Romero [c'est ici qu'il faut signer le manifeste?)
Rédigé par : Curro Romero | vendredi 26 nov 2010 à 17:26
Mon cher Curro, je laisse le soin à mon chat Manolete de te répondre:
"Curro, mon gentil maître a lu le Quichotte plusieurs fois, et aime cette lecture. On le voit souvent déambuler, d'ailleurs, sur les quais de la Seine, un livre de poésie à la main, une écharpe flottant à ses épaules.
Pour autant il ne lui est jamais venu à l'idée de brandir le Quichotte à l'heure de prendre part aux débats portant sur le réchauffement climatique, ou plus modestement sur l'adaptation du système de recherche français aux nouvelles formes de programmes internationaux. Il s'efforce alors de lire quelque ouvrage un peu plus contemporain.
Ainsi, un débat sur la justice peut fort bien se référer au Quichotte - et à Pierre Ménard -, mais la lecture de John Rawles et d'Elinor Ostrom peut aider aussi.
Si c'est moi, Manolete, et non Anthropopotame, qui réponds, c'est parce que mon bon maître estime, à juste titre, que tu tiendras davantage compte de la parole d'un petit chat inconnu que d'un vieil ami que tu n'écoutes jamais (comment dit-on lorsque ce n'est pas le locuteur, mais l'auditeur, qui radote?)"
^^Fantômette, si votre chat Schrödinger souhaite prendre la parole, il peut le faire, pareil pour toi CaSo, et pour le tien, Narayan. Bref tout lecteur ayant un chat peut répondre au méchant Curro Romero :)
Rédigé par : anthropopotame/manolete | vendredi 26 nov 2010 à 17:56
Et pourtant, cher Manolete, en imaginant que le Quichotte a été écrit par quelque chercheur désespéré (et non par Pierre Ménard), on pourrait bien lui trouver une dimension satirique et grinçante qui manque à l’original.
« On le voit souvent déambuler, d'ailleurs, sur les quais de la Seine, un livre de poésie à la main, une écharpe flottant à ses épaules. »
Pourquoi cette phrase m’a-t’elle immédiatement évoqué celle-ci ? :
« Je me le rappelle dans le couloir de l’hôtel, un livre de mathématiques à la main, regardant parfois les couleurs irrécupérables du ciel. »
Rédigé par : Choupette, la chatte de JX75 | vendredi 26 nov 2010 à 19:12
Bien chère Choupette, je me suis permis de modifier votre commentaire en transmutant "irrécupétable" en "irrécupérable". Vous ne m'en voudrez point, je l'espère, car je sais combien les claviers sont difficiles à manier pour un chat.
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 26 nov 2010 à 19:34
Cher Anthropopotame, les chats ne manient rien du tout, ils « pattounent » ! Mais je vous pardonnerai volontiers cet anthropomorphisme bénin.
Rédigé par : Choupette, la chatte de JX75 | vendredi 26 nov 2010 à 19:47
Cher maître de Manolete:
J’avoue m’être un peu précipité lorsque j’ai rédigé mon message. J‘aurais dû auparavant « feuilleter » tes cogitations (j’appartiens à la génération avant-blogs, i-pads, etc.) Le commentaire ANR m’a donné quelques clefs.
En effet, vu les instances qui dirigent la recherche en France, ni la Princesse ni l’hidalgo de la Manche ne servent pas à grande chose. Mais, tripoter des vaches pour attendrir la filière bovine serait-il un gage de réussite pour financer des colloques ? Flagorner Nicolas avec un étalage de mépris envers la littérature me semble également voué à l’échec. En outre, cher Anthro’, ta lecture attentive de Paris-Match t’a certainement fourvoyé : Carla n’aime pas les chats argentins (je me sens un peu perdu : le projet d’enquête auprès de poulets ayant eu raison de mes qualités de « lecteur avisé » : s’agit-il de Manolete ? J’ose espérer que non), enfin, Carla, disais-je, aime les châles argentés. Donc, rien à attendre non plus du mécénat de la première dame. Je te propose de prendre exemple de certains grands quêteurs (et non de pitoyables mendiants).
As-tu songé à Saint Ignace (de Loyola, pour éclairer le laïques endurcis peu au fait de l’histoire de l’Occident) ?, parce que lui, il aurait eu et l’ANR et la visite du tout Paris le jour de l’inauguration de son collège. Je n’ose pas renvoyer à sa biographie (la vraie). Mais, bien entendu, Ignace, ne passait pas le plus clair de son temps à médire des braves indiens, non, il s’occupait de sauver leurs âmes tout comme celles des autres bipèdes connus sous les noms d’êtres humains. [Bon d’accord il n’a pas sauvé l’âme d’aucun Indien : lui il savait déléguer. C’est donc une licence poétique].
Comme il voyageait à pied, il n’avait pas non plus le loisir de prêcher à son cheval. Trop occupé à bâtir des solides projets, sa communion avec la Nature, les brebis et les petits oiseaux, cédait le pas à des contacts virils avec le pécheur endurci voire l’infidèle (cf. sa rencontre avec le morisque aragonais). Ensuite il était à même de prouver l’excellence de son équipe et d’obtenir les fonds nécessaires auprès des bailleurs sans avoir recours à des conseillers en image bidons ni à des tenues vestimentaires frivoles.
Rédigé par : Curro Romero | samedi 27 nov 2010 à 12:08
Mon cher Curro Romero, malgré l'heure méridienne vous semblez avoir abusé du sang de taureau.
Je comprends que la diligence avec laquelle je draine des fonds et des honneurs soit pour vous une forme d'affront.
Mais qu'a-t-on besoin de financement et d'honneurs quand on a juste besoin, pour dompter l'hippogriffe, de papier et de crayon? Je comprends également que vous puissiez aspirer à bénéficier, en plus, d'une gomme, mais n'est-ce pas là faire preuve d'un peu trop d'ambition?
Je me rappelle parfaitement ce jour où Ignace proposa au Pape son programme en recherche fondamentale (sobrement intitulé Exercices Spirituels), tout en lui démontrant le potentiel d'un tel projet en Recherche Appliquée (Exercices Spirituels pour l'Expansion de la Foi Chrétienne en Terre Infidèle, acronyme EXECUTI).
Il maîtrisait donc parfaitement les rouages de l'AVR (agence vaticane de la recherche) et constitua un réseau de coopération internationale que j'aspire à émuler, en dépit de l'amertume que mes brillants succès peuvent provoquer chez des collègues moins dynamiques, et encore plus soucieux de leur confort que je ne le suis.
Quant au petit chat argentin, non, il ne s'agit pas de Manolete, je te la présenterai si tu es gentil.
Rédigé par : anthropopotame | samedi 27 nov 2010 à 12:44
Hipogrifo violento / que corriste parejas con el viento / ...
Ah, je suis presque épaté.Le bureau de chercheurs de citations que tu diriges est rapide et efficace. Quant à Mimi, qui vient de lire ta réponse, elle est carrément renversée, elle que pensait que tu ne lisais que les romains d'Agatha Christie et les petits annonces. Mais elle se laisse emporter par son amour maternel. Bon, le mauvais pressentiments sont disparus. C'est l'inactivité qui te porte préjudice.
Rédigé par : Curro Romero | samedi 27 nov 2010 à 14:26
Moi Berlioz, chat de Narayan, bien qu'ayant hérité d'un patronyme auguste, n'ai qu'une seule question à porter au débat: "c'est quand qu'on sert les croquettes ??"
Normal, quand on est le chat d'une cruche, on n'a que des questions existentielles de cruchon à soumettre à la blogosphère.
Rédigé par : Narayan | samedi 27 nov 2010 à 23:04