Dans le deuxième tome des Mémoires de Guerre (éd. Tallandier, 2010, établi, traduit et annoté par François Kersaudy), Churchill cite la réponse du Ministre Eden aux questions du Cabinet de Guerre souhaitant abandonner, dès mars 1941, la Grèce et la Yougoslavie à leur sort.
"La chute de la Grèce, sans autre effort de notre part pour la sauver par une intervention de nos forces terrestres alors qu'il est de notoriété publique que nos victoires en Libye ont libéré des effectifs, serait la pire des calamités. La Yougoslavie serait certainement perdue, et nous ne sommes même pas sûrs que la Turquie aurait la force de résister, si les Allemands et les Italiens s'installaient en Grèce sans le moindre effort de notre part pour les contrer. Sans doute notre prestige souffrira-t-il si nous sommes ignominieusement chassés, mais en tout état de cause il sera moins désastreux pour nous d'avoir combattu et succombé en Grèce que d'avoir abandonné la Grèce à son sort. Dans l'état actuel des choses, nous sommes tous d'accord sur le fait qu'il est nécessaire d'appliquer le plan préconisé et d'aider la Grèce." (p.31)
A la lecture de ce passage, on pourrait discerner deux fils de raisonnement entrecroisés: un exposé géostratégique (la Grèce comme rempart à l'invasion de la Turquie) et des considérations empruntées à une éthique de la guerre et des relations internationales, selon laquelle on n'abandonne pas un allié dans la détresse.
Or ces deux fils n'en forment qu'un seul: c'est l'abandon d'un allié qui ouvrirait la porte à de futures invasions. Ce qu'affirme Eden ici - et les Britanniques l'ont appris à leurs dépens dès 1939 - c'est que la lâcheté ne paye pas.
On peut être frappé par l'idée que des propos tenus en 1941 nous semblent si étranges, si étrangers aujourd'hui. On a du mal à croire que ces hommes, dont 70 années (le temps d'une vie humaine) nous séparent, évoluaient dans le même univers que nous. Dans la mesure où le "réalisme" ou pragmatisme de Churchill, envoyant ou retirant des troupes, approvisionnant ou n'approvisionnant pas des villes assiégées, intégrait des considérations économiques, stratégiques, mais aussi éthiques, on peut parler, à propos de la 2de Guerre Mondiale, d'un "bon" côté et d'un "mauvais" côté.
Les Alliés n'eurent pas le monopole de la droiture. Erwin Rommel, et une bonne partie des officiers allemands, n'envisageaient pas leur métier ou leur mission sans une déontologie qui la sous-tendait, et qu'on enseigne dans les Ecoles de Guerre. Mais c'est Churchill, dans son discours d'après Munich, qui posa comme règle de conduite la droiture et la loyauté, entraînant une cascade de sacrifices et d'héroïsme qui finirent par l'emporter.
Ce que je me demande, c'est si aujourd'hui Churchill se rendrait en Chine, ou au Gabon, sans autre préoccupation que de fourguer des centrales nucléaires, des croiseurs ou des raffineries. Dans ce type de déplacement, on observe précisément le paradigme inverse à celui qu'énonça Eden il y a soixante-dix ans de cela: outre notre position morale à l'égard des droits de l'Homme qui se voit bafouée - car on ne peut tenir une telle position si on l'adopte une fois sur deux ou trois -, c'est toute la géostratégie de l'Europe qui se voit subordonnée au pragmatisme économique. Comme si, pour boucler nos fins de mois, nous vendions d'abord nos reins, puis nos cornées.
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