Inséré dans une équipe, l'anthropologue n'est pas livré, chaque soir dans sa chambrette, à sa solitude. Des coéquipiers observent ses faits et gestes, et s'il profite de leur présence pour relâcher ses tensions par des blagues et par de l'ironie, malheur à lui!
Voyons un peu sa position: sur le terrain, l'anthropologue est aimable. Il est sincèrement curieux de ce que pensent les gens qu'il interroge, il cherche à les mettre à l'aise, et bien sûr il nourrit de l'affection pour ceux qui répondent à ses questions. Les monosyllabes, les haussements d'épaule, il en reçoit des centaines. Des interlocuteurs trop bavards, il n'en rencontre que trop. Parfois l'envie le prend d'étrangler un informateur trop évasif.
Que sa curiosité soit sincère, que son amabilité ne soit pas surfaite, est une chose. Qu'il noue ce faisant des liens d'amitié, en est une toute autre.
Avoir de la considération pour les gens qu'on interroge ne signifie nullement tenir ce qu'ils disent pour parole d'évangile, faire siens les combats dans lesquels on souhaite l'impliquer. Ce ne serait plus de l'anthropologie. J'appelle cela de l'angélisme - d'autres parlent d'ethnophilie. On a parfois l'impression, à lire le résultat de certaines enquêtes, que l'on a affaire à des êtres ontologiquement différents, des extraterrestres ou des surhommes, comme si, à force de se placer sur le même champ épistémique, l'anthropologue finissait par se trouver incapable de revenir à lui.
Pour éviter ces désagréments, un peu comme un chirurgien sortant de salle d'opération, rien ne vaut une bonne plaisanterie. Avoir passé des heures dans la tension d'une conversation dont on s'efforce de mémoriser chaque partie et chaque transition, demande qu'à un moment ou à un autre le cerveau se relâche. D'où ces blagues dont je me rends compte qu'elles choquent les néophytes, et qu'ils prennent pour l'expression d'un dédain ou d'une misanthropie.
J'entends souvent des collègues - ou moi-même - affirmer qu'un revolver faciliterait les entretiens. J'entends souvent, aussi, des collègues ironiser ou minimiser les propos qu'on leur a tenus. Je comprends que cela puisse choquer. Mais nous travaillons dans un immense effort d'observation, dans des conditions qui demandent parfois une grande faculté d'abstraction - des lieux, de l'inconfort, du sentiment que l'on vous promène, etc.
Cela ne fait pas de nous des gens méchants, me semble-t-il, simplement difficiles à comprendre pour ceux qui confondent enquête anthropologique et découverte, en autocar, d'un arrière-pays.
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