J'apprends que les gens du voyage de nationalité française ont un "carnet de circulation". Je ne sais quelles en sont les implications, les inconvénients ou les avantages.
Mais cet été j'ai eu l'occasion de fréquenter une famille provisoirement sédentarisée dans la maison d'en face, en Vendée.
Les voisins, agriculteurs à la retraite, nous avaient alertés: il s'agissait d'une famille de "roumains", on nous conseillait de nous méfier. Un voisin était particulièrement remonté: il élève trois moutons, et la famille avait emprunté son abreuvoir pour en faire un barbecue improvisé. Tous les environs furent visités: les jardins, pour les arbres fruitiers; les granges et les garages, pour du métal. Surprenant deux des enfants adolescents dans notre remise, je leur demandais ce qu'ils faisaient: "On joue, répondirent-ils. On croyait que c'était abandonné." "Eh bien ce n'est pas le cas", leur dis-je.
Le père revenait le soir avec sa camionnette. Les scies à métaux commençaient à grincer, le chien aboyait, la musique sortait par toutes les fenêtres. Dans la journée, les enfants parlaient sans arrêt, s'invectivant à grands cris. Quand les parents, excédés, les menaçaient, cela donnait: "Si tu continues, tu vas à l'école."
Quand ils découvrirent que le service municipal ne ramassait pas les ordures déposées en vrac sur le sol, ils se mirent à les brûler. Des nuages de fumée âcre s'élevaient alors, parfois toute la journée.
Une nuit, quatre hommes ivres se mirent à leur portail et commencèrent à les agresser. Le père tira des coups de fusil, mais les hommes continuèrent à parlementer. Si j'ai bien compris, ils voulaient coucher avec la fille aînée. Ils avaient entendu parler de cette famille de gens du voyage installée à la sortie du village, et avaient pensé à se distraire avec l'adolescente.
J'appelai les gendarmes, qui vinrent, évidemment, quand les inconnus s'étaient déjà éloignés.
Quelques jours plus tard on cria au portail: "Y'a quelqu'un?". L'adolescente en question, un bébé dans les bras, se tenait là avec deux de ses frères, dont l'un avait le crâne éclaté. Sa petite soeur, m'expliqua-t-elle, lui avait lancé une clé à molette. Je nettoyai la plaie autant que possible et posai une compresse. Leurs parents n'étaient pas là.
Le lendemain, l'un d'entre eux s'en prenait, toujours à coup de clé à molette, à la bouche d'eau réservée au pompiers. Il m'expliqua qu'on leur avait coupé l'eau chez eux, et il remplit quelques bidons de 25 litres. Je sentis de la peine, et leur proposai de s'approvisionner en eau chez nous.
Tous les jours, ils apparaissaient au portail, avec leurs bidons: "Y'a quelqu'un?" Et ils revenaient: tantôt pour un briquet, tantôt pour savoir lequel de nos voisins aurait un pré pour leur poney, sorti de nulle part. Le plus souvent, la fille aînée venait me demander des cigarettes. Elle s'appelait Perle, avait 17 ans, et le bébé était à elle. Elle me parlait de la difficulté à payer les factures, et de leur désir de retourner en caravane, sur le site réservé aux gens du voyage à Dompierre sur Yon. Comme tout le monde, ils allaient en pèlerinage à Sainte Marie de la Mer.
La mère venait aussi, parfois. Lorsque je lui expliquai que leur facture d'eau présentait une erreur, elle me dit qu'elle allait en parler à son assistante sociale. Elle n'en fit rien. Elle ne comprenait pas ce que je disais. Je me tournai le plus souvent vers la fille pour qu'elle réexplique à cette femme à la peau mate, aux yeux noirs.
Un jour ils débarquèrent avec un sac rempli de pyjamas d'enfants - Winnie l'ourson, Spiderman, et des talkie-walkie rose et blanc. C'était pour mon neveu, pour nous remercier de notre gentillesse. Je leur expliquai que notre neveu était équipé, mais que nous allions regarder, en choisir un et leur rendre le reste. Alors pendant deux jours l'adolescente, visiblement angoissée, vint me demander si nous avions fait notre choix, et s'il était possible aussi de leur rendre le sac où les pyjamas étaient emballés.
Je me rendis compte qu'ils se trouvaient dans la situation des Indiens du Brésil, avant qu'ils n'obtiennent des droits. Mendiant sur les marchés, ou à la sortie des villes. Les Brésiliens se débarrassaient d'eux en leur offrant de l'alcool; tous les échanges étaient marqués par le mépris et par la crainte.
Les voisins ne goûtaient pas mes relations avec les gens du voyage: selon eux, je laissais le renard entrer dans le poulailler. "Je ne suis pas une poule", répondis-je.
"Les gens nous détestent" me disait la mère. "Et vous le leur rendez bien, il me semble". Comme si la relation était inscrite dans les gènes, de part et d'autre: une relation oscillant, du côté des sédentaires, entre hostilité et paternalisme, sans qu'il soit possible de placer l'aiguille du compteur au milieu.
Mais au fil des jours les "Y'a quelqu'un?" lancés depuis le portail commencèrent à m'exaspérer. Que ce soit pendant ma sieste, ou pendant que je tronçonnais, ou que je brûlais des branches, ou recevais des amis à l'heure de l'apéritif, un "Y'a quelqu'un?" venait m'interrompre. J'en vins à redouter ce "Y'a quelqu'un?" comme la peste. Tous les jours ou presque, on me demandait un paquet de cigarette, ou une clé à molette (la leur étant cassée), ou de l'eau, ou un briquet.
Un jour je les pris à part et leur expliquai que notre maison n'était pas un supermarché. Je les regardais dans les yeux en leur disant cela, leur demandais s'ils avaient compris ce que je disais. On ne les revit plus. On les entend encore par-dessus la haie.
Rien n'est simple.
Rédigé par : nonos | vendredi 19 oct 2012 à 08:29