La Shoah, par son ampleur inégalée, son caractère unique, a entraîné un bouleversement des représentations, le franchissement d'un seuil, et le passage d’un monde à l’autre. L’antisémitisme n’est pas mort, et peut-être n’est-il qu’étouffé, mais on n’entend plus, en Occident, des propos librement tenus et entendus tels que « les Juifs sont condamnés par leur existence animale ». Il s’est donc produit un basculement mais celui-ci ne fut pas brusque ni immédiat. Si le choc provoqué par les images des camps a joué son rôle, ce fut à une certaine distance de l’événement, une quinzaine d’années plus tard, voire vingt ans après.
La lecture de la Shoah a donc pris de l’ampleur avec quelque recul, et l’on peut envisager à cela plusieurs raisons : la fin officielle du racisme scientifique (UNESCO 1958), ce qui revenait à saper les fondements raciaux de l’antisémitisme, le temps qu’il a fallu aux survivants pour évoquer leurs conditions de détention et d’extermination (cf. Michael Pollack, La Mémoire et l'Oubli), la mise en branle d’un processus politique et judiciaire de châtiment et de réparation, la prise en charge du débat par des philosophes et historiens, la production d’œuvres magistrales, tant cinématographiques qu’historiques et autobiographiques.
L’argument du « nous ne savions pas » entendu fréquemment, doit être analysé avec attention. "Savoir" eût-il à coup sûr modifié le cours des choses ? Les bribes d’informations qui circulaient tant en Allemagne qu’ailleurs étaient suffisantes pour se faire une idée assez précise, sinon des conditions de l’extermination, du moins de ses dimensions, et du fait qu’elle avait lieu. Les Alliés connaissaient l’existence des camps, mais ne les jugeaient pas une cible prioritaire. Mais en admettant que les images de corps empilés aient circulé avec la même liberté qu’aujourd’hui, si avait existé Internet, par exemple, on ne peut affirmer en toute certitude qu’une réaction immédiate aurait été provoquée. On peut imaginer qu’à l’inverse, la multiplication des images de cadavres, de cobayes humains, de corps décharnés, aurait diminué la capacité de l'opinion publique à en être horrifiée, pour entrer progressivement dans le domaine vaste et orageux du « ce qui existe sur Terre, sans que nous n'y puissions rien ».
En d’autres termes, la prise de conscience de ce que fut la Shoah, comme point culminant (sans vouloir préjuger de l'avenir) d’un processus commencé il y a deux mille ans, pour ce qui est des Juifs, et d’une abomination jusqu’alors impensable, en termes de ce dont étaient capables les hommes, n’est survenue qu’après que certaines conditions furent réunies : le discrédit tombé sur les théories raciales, le redressement de l’Histoire par la création de l’Etat d’Israël, la parole des survivants, la mobilisation progressive des services des Etats en vue de retrouver des coupables exilés. Un effort sans précédent a été accompli pour éclairer un pan de l’histoire et en tirer des conséquences à long terme.
On peut songer que ce qui a fait de la Shoah un événement unique de l’histoire est un ensemble de circonstances que d’autres événements semblables n’ont pas connu, dans cet ensemble, ni à un tel degré : le massacre des Juifs perpétré au Portugal après leur expulsion d’Espagne ; le génocide arménien ; le génocide amérindien, parachevé sur une longue durée et à l’abri des caméras, et dont les survivants ne trouvaient pas d’oreilles disposées à les entendre ; l’esclavage, également, qui comme l’antisémitisme a touché tout l’Occident, sous de multiples formes, et sur une longue période. Bien d’autres événements ont atteint l’humanité de manière rampante ou subite, mais sans franchir le seuil de cristallisation de la Shoah, qui par ses dimensions cataclysmiques, sa mise en scène de l’Enfer, sa dimension internationale, le nombre de victimes en un temps réduit, et son éclairage ultérieur, réunissait les caractères historiques et symboliques propres d’une part à servir de mesure ou d'étalon, par sa propre démesure ; de référence pour l'Histoire, comme accomplissement d’un processus historique de discrimination ; d'objet en soi, par la proclamation de son unicité ; et enfin comme l'avènement au monde réel d’une doctrine, celle des nazis, raciste, totalitaire, hégémonique, qui trouve en ce pendant de la Shoah l’expression de son abomination.
Ces réflexions préliminaires sont destinées à aborder la question de la destruction progressive d’une grande partie du vivant par l’humanité qui l’a asservi, des représentations qui la fondent, et des possibilités d'émergence d'une prise de conscience planétaire, un "changement de paradigme".
Chacun connaît l’ampleur des incendies réduisant en cendres les forêts tropicales, anéantissant des millions d'organismes à chaque hectares brûlés, l’agonie progressive des écosystèmes marins, les tortures infligées aux animaux d’élevage et de laboratoire. Les images circulent, les campagnes se succèdent, les avertissements pleuvent, et chacun d’entre nous est conscient qu’il se passe actuellement quelque chose sur Terre que nous ne maîtrisons pas, bien que nous l’ayons déclenché. Les conséquences de ce quelque chose sont inimaginables : tout, absolument tout est possible. En termes de probabilité, le pire est mieux coté que le moindre mal, c'est-à-dire que nous penchons davantage vers une catastrophe d’échelle planétaire que vers un soubresaut.
Bien sûr, je dois m’interroger sur l’emploi que je fais des termes « catastrophe », « cataclysme », « effondrement », et me demander si je ne participe pas à l’écriture d’un roman planétaire, où certains hommes jouent à se faire peur et à effrayer les autres. Mais nous ne trouvons pas dans la situation que décrit Latour, où des scientifiques tapent du point sur la table en s'exclamant "les faits sont têtus!". Nous disposons d'un ensemble d'indices, issus de toutes les sciences réunies, mais aussi, comme citoyens, la possibilité d'une expérience commune, fondée sur le partage d'observations empiriques : tel oiseau ne revient pas au printemps, tel poisson manque à l'étal, les framboises ont fleuri deux fois cette année, la plage était envahie d'algues vertes, un cyclone a frappé l'île que nous avions connue, etc., autant d'éléments qui mis bout à bout vont plus loin que le simple constat "il n'y a plus de saisons". Auspices, augures, signes avant-coureurs, prophéties ?
Une chose est certaine : s’il devait arriver, à l’échelle de la biosphère, un événement culminant, de proportion comparable à ce que fut la Shoah pour la seule humanité, on peut imaginer qu’une réaction aurait enfin lieu, sous forme de prise de conscience et de réaction appropriée. Mais alors, tout laisse à penser que nous mourrions guéris, car si un événement d’une telle ampleur se produisait, le monde tel que nous le connaissons, avec ses pluies, ses arbres, ses poissons, ses oiseaux, n’y survivrait pas.
Nous nous trouvons donc confrontés à une aporie : le seul événement susceptible (peut-être) de provoquer un basculement des représentations, où l’homme cesserait de considérer que le pouvoir fonde le droit, et qu’il est libre de disposer à sa guise du reste du vivant, serait l’événement qui mettrait un terme à notre histoire d’espèce vivante, et à nombre d’autres espèces.
Nous voici placés face au paradoxe de la Mort et de l’Inconscient décrit par Freud, qui s’excluent mutuellement. La mort approche en rêve mais quand elle est là, le sommeil s’interrompt.
Nous sommes des dormeurs ; nous rêvons ; la mort approche, et nous touche l’épaule ; et nous nous réveillons pour découvrir qu’elle se tient vraiment là devant nous, et qu’elle est entrée dans notre chambre comme elle s'approchait en rêve, et s’est penchée sur notre lit.
Présente, en rêve et en os.
Nous approchons d’un point de non-retour, provoqué par 100 000 ans d’histoire phylogénétique et culturelle qui nous a amenés à asservir, dominer, exploiter sans remords, tout en croissant et en multipliant sans aucune restriction, sans vouloir entendre qu’il existait une limite à ce qu’un système planétaire peut supporter. Les prophéties, les sciences, l’expression multiple dans toutes les langues du monde sont manifestement impuissantes à ralentir même le processus. Nous avons traité la nature et tous les êtres qu’elle contenait sans pitié, réservant notre pitié à nous-mêmes. Et voici comment je plie St Paul à mes raisons :
« Les prophéties ? Elles disparaîtront. Les langues ? Elles se tairont. La science ? Elle disparaîtra. (…) Aujourd’hui, certes, nous voyons dans un miroir, d’une manière confuse, mais alors ce sera face à face. »
Corinthiens, 13.8 ; 13.12.
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