On entend des discours catastrophistes sur la dévastation des forêts tropicales dans tous les continents, et particulièrement dans le sud-est asiatique. On a vu, à plusieurs reprises, les nuages de fumée s’abattant sur les villes, les rendant étouffantes, bloquant le trafic aérien, du fait de gigantesques incendies.
C’est là le point culminant d’un processus de destruction plus lent et plus insidieux qui atteint aujourd’hui toutes les forêts du globe. Il arrive que de vastes zones de forêt préservée soient achetées par une grande entreprise et brûlées en une fois, laissant sur des kilomètres carrés des troncs calcinés. C’est le cas des grandes plantations de soja dans le sud de l’Amazonie, ou des grandes exploitations de bétail, ou encore, sur le littoral brésilien, des plantations d’eucalyptus. Le brûlis s’y effectue d’un coup, et l’on voit alors de manière spectaculaire, voler en fumée des millions d’arbres, d’oiseaux, de reptiles, d’insectes, de mammifères. Il peut sembler invraisemblable que des lois défendent ces espèces à titre individuel, interdisant le trafic, mais tolère qu’elles meurent calcinées d’une traite pour laisser place à du soja ou à des bœufs.
Mais le processus de destruction le plus courant est progressif, et s’étend sur une vingtaine d’année, grignotant progressivement les massifs forestiers, réduisant les habitats, forçant les animaux à se concentrer dans des îlots où ils deviennent la proie facile des chasseurs jusqu’à leur extinction.
Cela commence généralement par une concession forestière. Une route est tracée jusqu’à la ville ou au port fluvial le plus proche, permettant l’exportation des grumes. Une fois la route tracée, les bulldozers vont creuser, à l’intérieur du massif, des chemins d’accès, qui permettront le recensement des essences. Le ballet des machines lourdes tasse le sol, répand la poussière. Les arbres abattus brisent dans leur chute d’autres arbres, des branches maîtresses, et des engins s’avancent, écartant toute végétation, pour emporter les troncs jusqu’à la route principale. La forêt se trouve sillonnée de chemins principaux et d’accès secondaires. Durant des mois, elle résonne du bruit des tronçonneuses et des engins de terrassement. Les hommes s’alimentent de gibier, chassant par délassement ou faute d’être approvisionnés. C’est le cas dans les concessions frauduleuses, d’autant plus dévastatrices qu’elles savent qu’elles pourront être contrainte à tout instant de cesser le travail : on pille, donc, on abat les arbres immatures, on multiplie les sentiers, car il ne servirait à rien, pour l’entreprise, de respecter l’endroit.
Une fois que l’activité a cessé, les riverains s’engouffrent par les chemins aménagés, avant qu’ils ne se referment. La chasse à grande échelle commence. Le petit gibier fait l’objet d’un commerce clandestin, mais les peaux de félins trouvent preneur. En Afrique subsaharienne, la viande de brousse comporte aussi de l’éléphant de forêt, des gorilles, des chimpanzés, vendus en pièce boucanées dans les villages, le long des routes.
Les oiseaux et les singes font l’objet d’un trafic : on tend des filets, on pille les nichées, on abat les parents pour prendre les petits. Les coléoptères, les papillons sont capturés également : on en fait des tableaux, on les coule dans le plastique.
A mesure que les chasseurs progressent, entretenant les chemins, viennent les agriculteurs – ce sont les mêmes. Ils viennent coloniser la forêt, ouvrent des champs sur brûlis, plantent le manioc. Ils fondent des familles, d’autres les rejoignent, on crée des villages, on construit en dur, l’électricité chemine, on livre bientôt la bière, l’huile, le sucre, le café, le sel et le riz aux commerces locaux. Pour faciliter les trajets, on goudronne la route. Les aînés se marient et construisent à leur tour leur maison. Les moyens de destruction progressent. Des souches calcinées on fait du charbon. Chacun a son singe, son perroquet familier. Chacun va pêcher et collecter ce qui améliorera l’ordinaire par la vente ou la consommation propre. De vastes pans de forêt se trouvent encerclés, réduisent progressivement leur étendue : le gibier est confiné, facile d’accès jusqu’à disparition.
L’atmosphère se dessèche : les feux provoqués deviennent progressivement incontrôlables, car la forêt ne dégage plus suffisamment d’humidité pour résister aux flammes. On brûle une fois, deux fois, trois fois le même champ : il cesse de produire. En une quinzaine d’années, les pionniers ont épuisé les sols, et la plupart des sources ont tari, faute de racines puissantes pour capter l’eau souterraine et maintenir l’eau de surface. Réunissant leur courage, ils vont un peu plus loin : la terre ne leur a rien coûtée, aujourd’hui elle est « valorisée » : ils la revendent à un éleveur de bétail. Celui-ci n’a pas à s’embarrasser des lois de protection, puisque des colons pauvres ont accompli le travail : plus rien ne reste à préserver. Tout brûle, donc, encore une fois, et l’on plante de l’herbe pour le bétail. Viennent les boeufs, donc. Ils tassent le sol, empêchent toute tentative de recolonisation par les végétaux natifs. Les espaces découverts constituent autant d’obstacle au passage des petits animaux. On tue les derniers prédateurs, par précaution.
Quelques années plus tard, sans doute, viendra un planteur de soja, qui rachètera l’ensemble, grâce à un financement adéquat, grâce à des subventions, il puisera dans les rivières de quoi irriguer ses champs vides de toute créature. Les pesticides achèvent de dévitaliser les cours d’eaux. Plus d’insectes, plus d’oiseaux, ni de batraciens ou de reptiles. La terre se minéralise, les plantations ne tiennent qu’à coup d’engrais.
Et l’humanité ainsi progresse dans ce qui fut la forêt tropicale, modifiant les régimes de pluies à grande échelle, ouvrant ainsi l’espace aux futures zones désertiques.
L’homme, à l’instar des forêts, crée son environnement en le modifiant. Mais à l’inverse des environnements naturels, l’environnement humain est instable, les écosystèmes sont en déséquilibre critique. L’homme élève du bétail et accélère la désertification. L'homme plante et tue la fertilité du sol. L’homme construit et l’eau, ne trouvant plus son chemin dans le sol, déborde, inonde et tue. L’homme détruit les mangroves et plus rien ne préserve les côtes de l’érosion. L’homme détruit les forêts et assèche le climat. Finalement l’homme pollue l’eau et l’air, ne maîtrise ni sa démographie ni l’émission de gaz à effets de serre au point que l’on serait bien en peine de dire ce qu’il en sera dans cent ans, de l’humanité et du reste. Ces faits sont connus, ces arguments souvent repris et répétés. Mais le plus souvent, les solutions prônées, ou qui s’imposent d’elles mêmes, par le poids de ceux qui les défendent, accentuent les problèmes au lieu de les résoudre. Répondre au réchauffement de la planète par la vente de climatiseurs, qui accroissent les émissions nocives. Répondre à la raréfaction des poissons par le développement tous azimuts des technologies de la pêche. Répondre au manque d’eau par la désalinisation plutôt que d’endiguer la consommation liée principalement à l’essor du tourisme. Contrôler les crues des fleuves par la construction de digues et de canaux, plutôt que de restaurer le couvert végétal.
Il pourrait sembler logique que des populations autochtones résolvent les problèmes de pénurie de bois ou de gibier par une politique volontaire de restriction. Mais il n’en va pas ainsi. Car le problème qui se pose à eux n’est pas directement associé à la disparition d’une ressource. Avant d’être ressource, elle est source de revenu, et c’est à la pénurie de revenu que l’on va répondre, en exploitant une autre ressource. On brûle la forêt pour faire des champs. Les arbres sur pieds sont vendus en grume, ce qui reste sert à la construction des maisons. Lorsque ce bois manque, on pourra transformer les souches en charbon de bois, vendu pour acheter du matériel de construction, briques, tôles, etc. La raréfaction du gibier entraîne l’achat de viande de bœuf ou de volaille. Pour se la procurer, on capturera des singes, des perroquets, on vendra des orchidées et des bromélies. Quand les poissons seront exterminés à leur tour, on se lancera dans la pisciculture, introduisant des espèces allogènes qui achèveront le travail. On pourra vendre la peau et la viande de caïman, et lorsqu’il n’y en aura plus, on capturera les iguanes. Progressivement les enfants seront scolarisés, et bientôt le lien avec l’environnement sera rompu. Ils toucheront des salaires et dès lors le problème sera définitivement résolu. Si tel n’est pas le cas, on pourra vendre sa force de travail, prostituer les enfants, brefs, employer tous les moyens nécessaires pour préserver le revenu sans avoir besoin de préserver la ressource.
Il peut sembler incroyable que les choses se déroulent ainsi, et malheureusement c’est presque toujours le cas. C’est la dynamique de progrès, elle est irréversible, et l’apologie de la « décroissance » entraîne toujours la réponse narquoise : « va-t-on en revenir à la chasse et à la cueillette ? » Après le charbon, le pétrole s’épuise. On parle d’énergies renouvelables, mais on peut supposer qu’une énergie nouvelle, aussi polluante que celle du pétrole, s’imposerait sans peine si le marché s’en emparait.
Les politiques environnementales sont irrationnelles. Les décisions collectives sont à la merci des comportements individuels. Quel pêcheur sera assez fou pour modérer ses captures si cela signifie davantage de poisson pour ses concurrents ? La force collective des pêcheurs, leur pouvoir de pression sur les décisions politiques, trouve sa source dans la défense de leur revenu – à aucun moment n’entre en compte la préservation de la ressource. Quand a-t-on vu les pêcheurs défiler pour l’abondance des poissons ? En France, c’est grâce à la chasse que des espaces naturels sont préservés, là où l’on cantonne les cerfs et sangliers pour qu’ils servent de cible, les prédateurs autres que l’homme étant malvenus. Pour le plaisir de quelques uns, de vastes pans de territoire sont des champs de foire. Mais au Brésil, par exemple, où la chasse autre qu’alimentaire est interdite, ces mêmes territoires seraient défrichés car personne ne les défendrait. Les milieux naturels sont à la merci de ce type d’enjeux, car personne ne songe à les protéger pour eux-mêmes.
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