Petit tour aujourd'hui à la Grêlerie pour voir mes blondes. Elles étaient 25 au champ avec Basilic. Pressées de passer à la pâture d'à côté, elles se serraient contre le fil et je n'ai d'abord pas pu entrer. Basilic s'est placé devant moi en soufflant, a refusé les herbes que je lui tendais.
Je l'ai caressé, il secouait la tête, mais a fini par se calmer. On ne sait jamais trop s'il faut insister face à sa masse.
Finalement, les voyant immobiles, j'ai décidé de les contourner pour faire le tour du champ. Elles m'ont suivies, certaines folâtrant, d'autres sérieuses, me dépassant, ralentissant, faisant de brusques écarts.
Quand je suis arrivé aux deux chênes qui leur servent à se gratter le dos, elles se sont immobilisées. J'ai continué mon tour tout seul, et elles m'ont rejoint quand je me dirigeais vers la sortie. L'herbe est toujours plus verte à côté, mais je pense qu'au delà des chênes en question, le champ devient trop étroit pour elles, et trop humide aussi.
Je suis passé à la Grêlerie ce matin, rendre visite à mon petit troupeau.
Des dizaines de voitures stationnées pour une battue au sanglier. Mais dans la ferme, tout est calme.
« Elles sont séparées maintenant », me dit Jérôme. Basilic est rentré, il est au fond de l’étable avec 14 génisses ; pour lui c’est le bonheur absolu, il court d’une vache à l’autre, renifle, caresse, donne de petits coups de corne à ses nouvelles amies. Je suis entré pour le saluer, et il fut le premier à fuir. Quelques génisses sont venues à pas menu pour me voir, assis sur le paillis, puis Basilic s’est approché, passant consciencieusement son museau sous les jets d’urine qui se présentaient, pour mieux les flairer et les goûter, en connaisseur. J’ai bien compris que ma présence lui importait peu, et dans sa situation sans doute aurais-je fait pareil.
Dans la stalle opposée, Cristina, Marcia et Madalena. Marcia la blanche a perdu son veau, elle en a adopté un autre refusé par sa mère, m’explique Jérôme, mais ce veau « fait peine à voir », il est solitaire et malheureux, craint le contact, et va déjà brouter alors qu’il n’a pas deux mois de vie.
Jérôme me raconte qu’ils sont allés à un concours de Blondes, hier : « Vous avez emmené qui ? » lui dis-je. « On a emmené personne, on voulait voir les taureaux. » Il me dit avoir apprivoisé une vachette, et m’emmène la voir : en effet celle-ci se laisse frotter sur tout le corps et même tirer les oreilles ; Jérôme se demande si les autres se familiariseront avec lui à travers ce contact.
Je retrouve Cyril, lui offre la machette – ça sert à tout lui dis-je, à ouvrir un chemin en forêt, à se curer les ongles, à trancher un poisson. « Basilic, là, ah là il est heureux. On n’a pas eu à lui expliquer longtemps pourquoi il rentrait à l’étable, il s’est mis en route tout seul, on pouvait à peine le suivre ». Nous entrons dans les stalles d’engraissement, il passe immédiatement au neutre : « tout ça, ça va partir, il nous faut de la place » ; et c’est le défilé des mauvaises mères, des taurillons bouffis, des Charolaises dont ils vont se défaire. On apprend vite à les regarder à peine, à les effleurer du regard, à s'en désintéresser.
Je suis parti à onze heures, après un café chez Isabelle.
Sur la route de la Grêlerie aux Lucs, je pensais combien j'étais heureux. Je connais si peu ce sentiment, je ne sais qu’en faire, ni comment l’exprimer. Et je songeais qu’il vaudrait peut-être la peine de lancer la voiture dans le fossé, et de mourir ainsi, frappé en pleine ivresse. De crainte que cela cesse, de crainte du moment inéluctable où ce sentiment d’être enfin maître de moi disparaîtra avec l’hiver.
J'ai enfin réussi à placer des vidéos sur YouTube!
J'en profite pour montrer deux intéressantes vidéos de Basilic, qui dévoilent le côté obscur de ce taureau débonnaire:
Attention le début de celle-ci est très dur:
Une vidéo amusante, où les vaches et moi jouons à 1.2.3 soleil:
Et dans celui-ci j'ai même réussi à ajouter un générique :)
24 juillet : Mâchoire surinfectée : je reste au lit en attendant que les antibiotiques fassent leur effet ; passé à la mairie de la Génétouze hier, expliquer en détail le projet. J’ai eu du mal à faire comprendre à la Maire que nous ne viendrions que pour formuler des propositions qui l’aideraient dans ses décisions, mais que, n’étant pas élus, les scientifiques ne pouvaient rien faire d’autre que de se rapprocher des populations et expliquer l’intérêt général des corridors biologiques, et observer la manière dont les intérêts particuliers s’y plient ou les rejettent. Mais j’ai été bien accueilli par ailleurs, j’ai eu accès au cadastre, aux plans d’agglomération (en plein développement) et à l’indication de quelques agriculteurs, chasseurs et associations qui pourraient être conviés à la première réunion.
Pour le reste, je n’ai eu que la force de nourrir chats et chien, et j’observe avec inquiétude mon petit chat tigré, nommé Tigrou, renoncer peu à peu à toute nourriture. Il est léger comme une plume tandis que ses frères et sœurs grossissent à vue d’œil. Même nourri séparément, il mange une ou deux boulettes puis va se coucher.
A la Grêlerie les choses suivent leur cours : les vaches accouchent les unes après les autres, Jean, sa femme et ses fils passent leurs nuits à inspecter les étables, et je me rends bien compte que l’enquête ne peut progresser tant que les vaches n’auront pas davantage confiance en les humains. Face aux jeunes mères, hier, qui grattaient le sol à qui mieux mieux pour me faire décamper, je me suis demandé le sens de tout cela : assis au milieu des vaches, avec une mâchoire qui vous élance en permanence, dont on craint qu’elle ne soit amputée. Seul avantage : je ne peux ni manger ni boire, c’est trop douloureux et voilà un mois que je ne sens plus le goût des aliments.
A l'attention des lecteurs en provenance d'Eolas: bienvenue, ne soyez pas surpris par ces notes, elles portent sur une exploitation de vaches allaitantes (blondes d'Aquitaine) en Vendée, où je mène une petite expérience d'anthropologie appliquée aux non-humains. Pour d'autres notes signées Fantômette, regarder dans la catégorie "Humanité et Biodiversité".
19 juillet 2010. (Toujours pas de photos, mais le lecteur pourra consulter ce petit album)
A peine arrivé, je vois Brigitte avec un gros biberon : « C’est mauvais signe » me dit-elle : un veau est mal passé, sa mère lui est tombé dessus et à présent il se tient tout tremblant dans la paille, n’a pas encore tété, et son cou est gonflé et raide. Il est tout mouillé encore, Brigitte parvient à la faire boire, puis Jean lui fait des injections pour éviter qu’il ne s’ankylose. Jean me demande ensuite de le suivre pour que je le voie noter les produits utilisés. J’accompagne de plus en plus naturellement la vie de la ferme, j’évite toute remarque qui paraitrait réprobatrice, j’essaye plutôt de comprendre la manière dont s’organise la vie quotidienne, le partage des tâches, et le rapport aux bêtes.
Je suis dans le champ 3 (un jour je joindrai un schéma) près de la grande étable, là où les vaches prêtes à vêler sont placées en observation. Il y en a une bonne quarantaine à présent, mais en cherchant bien je retrouve Cristina, Marta, Marcia, Alexandra, Luisa, Julia et Eva, réunies autour du taureau Vison.
Bc de nervosité ce matin, elles se chevauchent à qui mieux mieux, bc de meuglements sourds, puis une partie se sépare du reste, agglutiné à la mangeoire, et va brouter au fond du champ, Cristina allant droit aux branches d’arbre.
Je sens maintenant avec elles une familiarité difficile à formuler, et vice versa. Elles sentent quand je ne fais que passer ou quand j’ai envie de les caresser. Si je ne fais que passer, elles ne bougeront pas même si je les frôle. Mais c’est tout un exercice de se faufiler entre elles sans provoquer de panique, où elles pourraient facilement m’écraser.
C’est un troupeau recomposé, mais paisible. Elles sont enceintes jusqu’aux dents, elles restent tranquillement près de la fourragère vide. Les autres broutent même s’il n’y a rien à brouter. Je photographie Marta et deux autres à l’horizon : leur beige se confond avec celui de l’herbe. On se croirait en pleine savane.
Je me sens envahi de bonheur quand je les vois… Elles me manquaient souvent à Paris, et à Cerisy. J’aime leur grosse présence réconfortante, leur bonne odeur d’herbe fanée et de cuir, leur gros mufle humide qui s’approche et qui renifle.
Ha, un signal a été donné, elles se regroupent, je suppose qu’elles ont entendu le tracteur qui leur distribue le maïs ensilé.
J’essaye d’entrer dans le champ des jeunes mamans : je passe une jambe, puis le buste sous la clôture, et l’une me barre le passage avec son corps, bientôt rejointe par trois autres. Elles me dévisagent, mais leurs corps sont en ligne, je sens que je ne pourrais pas passer si je le voulais. Elles sont calmes, mais m’avertissent par de petits beuglements. Je n’insiste pas.
A 10h, chassé par le boucan qui régnait à la ferme, je suis allé rejoindre Basilic et son nouveau troupeau. Des fermiers voisins, éleveurs de poules, sont venus tester un prototype qui projette de la paille tout en la hachant finement. Cela plus la tondeuse harnachée qui distribue les grains et les granulés, cela faisait un bruit incroyable, je plaignais le petit veau malade au milieu de tout cela.
J’apporte à Basilic des branches de chêne : il y goûte, mais me donne tout de même un coup de corne ; il est fâché parce que je lui ai fait peur en arrivant, j’ai surgi au coin du champ alors qu’il se reposait et il s’est levé illico pour s’enfuir, avec quelques compagnes. Je suppose qu’à présent il est vexé.
Si la ferme résonnait de bruits de tracteur, ici ce sont les claquements incessants des queues et des oreilles, sur fond de bourdonnement permanent. Dès que j’approche des vaches une nuée de mouche se pose sur moi. Elles pondent dans les recoins de leur peau, c’est un calvaire d’en avoir sur les yeux et dans les narines.
Une vache, la 7223, est très intriguée par moi. Elle est plus vieille que Sonia (7227), mais semble plus enjouée. En même temps, son visage est tout humide de larmes, aussi l’appellerai-je Cassandre. Son veau est tout blanc. Elle me suit un peu partout, sans crainte manifestement. Les autres me dévisagent, stupéfaites.
A 10h20, je lance une opération séduction. D’abord, distribution de branches de chêne : elles apprennent vite à manger une feuille après l’autre tandis que je tourne la branche comme une broche. Puis, galop à travers champ en me frappant la cuisse, comme avec les poulains. Dès que j’accentue ma course en sautant, elles partent au triple galop, adoptant mon rythme et me suivant comme un foulard déployé.
Puis, je m’allonge au milieu du champ (sur une bouse moitié sèche, d’ailleurs) : elles se précipitent pour me renifler, y compris Basilic, et même un peu trop vite à mon goût. J’ignore ce qui les pousse à courir quand on court, je ne sais si c’est par jeu ou par précaution (accompagner le prédateur jusqu’à la sortie du champ ?). Mais on s’amuse follement avec elles.
Je fais tout pour les intéresser, mais je ne sais si elles me considèrent comme inquiétant ou distrayant.
Vers 11h, je reviens aux étables : j’assiste aux grandes manœuvres du tri des vaches. Je me rends compte qu’il y a beaucoup de violence, on agite les bâtons, on crie, les vaches foncent, pilent, hésitent, repartent, alors qu’il me semble, d’après mes conversations avec Jocelyne Porcher, qu’elles seraient prêtes à collaborer avec l’éleveur, pour susciter sa reconnaissance. Ils passent beaucoup de temps à remettre les vaches dans la bonne direction simplement parce que les cris les affolent et qu’elles ne savent pas où aller.
Quand le calme revient, on libère la mère du veau malade. Elle le lèche longtemps, meugle doucement, va et vient dans la stalle, et les voisines regardent à travers les barreaux, semblant chercher de l’aide ou du réconfort.
Avant de partir, je passe à l’engraissement, et je filme les taurillons bouffis, entassés, étouffés par leur graisse. Jean ne cesse de dire que c’était l’ancien système, les anciennes pratiques, qu’on ne fait plus comme ça maintenant. Mais le bâtiment reste fonctionnel.
Depuis deux jours il fait une chaleur accablante. Quand je rentre, je vais directement faire la sieste, et je ne m’occupe du jardin qu’à partir de 6 ou 7 heures. Le chien et les chats forment un nuage de satellites autour de la maison. J’ai joué un sale tour à Sarah, en lui confiant un énorme morceau de pain trempé de graisse. Elle n’avait absolument plus faim, mais de crainte que les chats ne s’en emparent elle est resté douze heures à faire le guet devant son croûton.
18 juillet Arrivé huit heures. La canicule revient. Aujourd’hui c’est Jean qui est de garde (c’est dimanche) et il me fait faire le tour de l’exploitation. On inspecte, champ après champ, on règle le débit d’irrigation du maïs, et finalement, alors que nous nous extasions devant Basilic, arrive Madame le Maire qui fait son footing. Je lui explique à grands traits le projet que je souhaite mettre en place, je propose que sa commune nous serve de terrain. « L’idée c’est de voir comment les populations locales acceptent les directives européennes relatives aux trames bleues et vertes » - malheur, je n’aurais jamais dû employer le mot « directive », Jean embraye en disant qu’il y en a marre qu’on leur impose des trucs, alors j’explique qu’il faut plutôt entendre ça comme « direction pour la concertation ».. Je lui fais observer que c’est remarquable la manière dont il a immédiatement réagi négativement, il me répond qu’ils sont harcelés de toute part par les technocrates européens, la police de l’eau, la préfecture, qu’ils doivent laisser les bandes enherbées mais ne doivent pas les laisser venir en graine, que cela leur coûte de l’essence, qu’ils emploient des pesticides en doses homéopathiques et qu’on leur en demande bien assez. On remarque que les lièvres sont nombreux alors qu’ils avaient disparus, qu’il y a bien plus d’oiseaux qu’il y a dix ans, « tu vois bien que ça a servi à quelque chose » lui dis-je. « Oui mais encore faut-il qu’on le remarque, et qu’on ne nous dise pas toujours ce qui ne va pas. »
Je parle à la Mairesse de ce qu’on appelle « biodiversité ordinaire » : je donne l’exemple des ronces. « Oullala faut pas m’en parler, les ronces ça attire les vipères, et si quelqu’un s’amuse à en laisser dans son jardin je reçois un coup de fil des voisins ». Je suis stupéfait : des vipères ? Ca fait longtemps qu’elles sont exterminées, comment les gens peuvent-ils encore fantasmer sur les vipères ?
Bref, je suis reçu assez froidement et je préfère en rester là pour l’instant.
Je fais mon tour, Petite caresse sur le museau de Basilic couvert de mouches – je ne comprends pas pourquoi Basilic apparaît aussi sympathique. Spontanément, on trouve que c’est un gentil taureau, je ne sais pas à quoi c’est dû. Je me balade un peu dans son champ puisqu’il m’a fait bonne accueil. A peine me suis-je éloigné de quelques mètres que j’entends tout le troupeau se mettre en branle derrière moi. Je marche sans me retourner, toutes les vaches et leurs veaux sont en train de marcher à mon rythme, ou un peu plus rapide. Quand elles sont sur le point de me rattraper, je me retourne comme on joue à un-deux-trois soleil : elles s’immobilisent toutes en un vaste arc de cercle. Je ris tout seul dans le champ. Je reprends la marche, mais elles restent immobiles cette fois, Basilic à l’extrémité de l’arc.
Je retourne aux étables, visiter mes amies (qui se foutent éperdument de moi). D ans le grand champ où les vaches prêtes à vêler sont triées chaque jour (on les rentre, on sent la veine caudale, et si on la sent encore on les relâche), mes chéries sont mélangées à une trentaine d’autres vaches. Je passe au milieu d’elles, je m’accroupis devant Cristina, Alexandra, Luisa, elles s’approchent un peu, me reniflent, mais des vaches inconnues s’approchent aussi par derrière. Elles sont vraiment nombreuses aussi je marche très doucement au milieu d’elles pour ne pas créer d’affolement – même si je ne pense pas qu’elles m’écraseraient. Elles sont avec un taureau qui s’appelle Valézo, que je ne connais pas, et qui ressemble un peu à Polichinelle (il est un peu bossu, et a des boucles blondes presque crépues), mais qui m’ignore superbement. J’adore me faufiler entre elles sans les effrayer, en allant à leur rythme, en leur laissant le temps de tourner la tête et de me dévisager pour mesurer le danger que je représente.
Puis je vais voir Sonia, Manuela, Lucinda et Laura, qui ont eu leurs veaux. C’est remarquable de voir comme certaines vaches font du baby-sitting, gardant cinq veaux tandis que les autres sont en train de manger à l’intérieur. Mais une vache qui ne me connaît pas, me repérant de loin, sort toute affolée en appelant son veau. Bizarrement, les petits aiment se faufiler sous les clôtures et se tenir à l’écart des mères. Jean dit que c’est parce qu’ils aiment être tranquilles. Et de fait les veaux ne demandent pas trop souvent leur mère, ce sont plutôt les mères qui se préoccupent.
Alors que je retourne à la voiture, je vois Jean en discussion avec un agriculteur du coin, qui s’appelle François. Celui-ci m’a apporté une petite plante qu’il a trouvée dans son étang pour me demander ce que c’est. On la regarde, on voit des petits flotteurs et deux œufs translucides accrochés. Je lui dis que je l’emmène et que je lui dirai ça demain. Puis Jean propose qu’on boive l’apéro – il est onze heures du matin mais bon ! Dans son arrière-cuisine, avec un cubi de rosé, on se retrouve à discuter, tous les trois, puis avec Brigitte, puis Cyril et Amandine, puis Jérôme. On parle des malheurs de l’élevage, des impositions constantes, de la « police de l’eau » dont je n’ai pas compris de quel organisme elle émanait, puis Jean se tourne vers moi et me dis : « Bon, maintenant explique à François ce que t’as dit à la maire, parce que lui c’est le représentant de la FNSEA dans la région et si tu fais quelque chose il va forcément le savoir. » Comme François me regarde d’un air ironique je ne sais pas trop comment expliquer mon affaire, et le rosé n’aide pas. Je commence par leur parler des Plans de prévention des inondations : les plans ont été faits, les mesures non appliquées. Donc il y a un problème dans la prise de décision, qui fait que toute mesure venue d’en haut est mal perçue, et je prends Jean à témoin qu’il a mal réagi dès que j’ai parlé d’aménager des couloirs de circulation pour la faune. Mais en réalité, il y a de multiples intérêts à prendre en compte, et c’est à l’avantage de tous de partir des communes pour penser globalement la réhabilitation de la faune et de la flore sauvage.
« Mais le ragondin, hein, qu’est-ce qu’on fait des ragondins ? » J’explique que le ragondin est le type même d’espèce introduite par la connerie des humains, que dans le même temps on exterminait les loutres, les castors et les visons, ce qui a fait que les ragondins se sont répandus depuis les années trente. François ne sait pas ce qu’est une loutre ou un vison, il voit à quoi cela ressemble mais ne sait pas ce que ça mange, où ça vit, etc.
Il me reparle du sentiment d’être contrôlé en permanence ; comme ses enfants étudient, je lui dis qu’il doit être rassuré que moi aussi je sois contrôlé quand je fais mes cours, comme ça ses enfants n’apprennent pas n’importe quoi. « Mais l’agriculteur qui en a marre de se faire imposer des trucs, à la fin il réagit mal et il n’accepte plus qu’on vienne lui donner des leçons alors qu’on a fait un énorme effort ». « Je comprends, lui dis-je, mais au consommateur non plus on ne peut pas imposer quoi que ce soit, donc si les gens ne sont pas d’accord avec vos manières de produire, ils n’achèteront pas ce que vous produisez, c’est aussi simple que cela ».
Nous étions donc revenu à un partout la balle au centre, françois me regardant d’un air narquois, Amandine m’appuyant pour dire qu’en effet les gens ne connaissaient plus grand-chose en flore et faune, et Jean a appuyé en disant que tout un pan de savoir s’était perdu avec la mécanisation. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que les particuliers utilisaient aujourd’hui encore plus de pesticide que les paysans, même pour un minuscule bout de jardin, Amandine, qui travaille dans une jardinerie, ayant pas mal de choses à dire sur ce sujet.
En tous cas le sujet est sensible, et je n’ai pas intérêt à préparer le terrain en parlant de « directives européennes » ou même de « ministère de l’environnement » parce que cela déclenche des crises d’urticaire…
17 juillet,
Arrivé à 7h. Il n’y avait personne, je me suis baladé dans les étables cherchant à retrouver mes amies. Sonia était à l’étable, elle venait d’avoir son veau, ainsi que Lucinda et Manuela qui a eu des jumeaux. Les autres – Cristina, Marcia, Marta, Luisa, Alexandra et Madalena étaient dans un champ proche des étables. Petits veaux de la nuit, des placentas éparpillés – ils sont énormes, les vaches mettent un temps fou à les manger.
Lucinda n’a pas eu l’air content, était même un peu furieuse. Sonia indifférente. Suis resté longtemps dans le troupeau, parmi des vaches connues et inconnues, puis je suis retourné aux étables. Brigitte préparait les rations ; plein de taurillons allaient partir, m’explique qu’elle ne s’y attache pas, qu’au vache c’est plus dur de ne pas s’attacher, parce qu’elles restent longtemps. Jérôme n’est pas réveillé, il a dormi deux heures à cause des vêlages. Jean et Cyril reviennent des champs de maïs qu’ils irriguent.
C’est l’heure de trier les vaches, Jérôme apparaît. Il faut faire rentrer celles qui n’ont pas vêlé, toucher une veine près de la queue. Si on la sent encore, le vêlage n’est pas pour demain, et ils relâchent le troupeau. Une génisse qui inquiétait Jean (les génisses demandent plus d’attention au vêlage) a compris, par les regards, qu’on attendait qu’elle rentre à l’étable. Jean demande à Cyril de montre l’ensileuse pour qu’elle comprenne qu’il y a de quoi manger à l’intérieur. Tout le troupeau (au moins 30 vaches) se précipite à l’intérieur, sauf elle qui reste indécise, au milieu du champ, regardant tantôt vers l’étable, tantôt vers nous qui sommes à trente mètres. Jean ronchonne : « elle a compris, on est baisé, y’a rien à faire… » Je suis stupéfait qu’une génisse, qui n’a jamais accouché, comprenne des choses aussi complexes, et que dans un immense troupeau elle perçoive que des regards sont dirigés vers elle, que c’est après elle qu’on en a. Jean l’avait repérée justement parce qu’elle se tenait à l’écart des autres, nerveuse, et il l’a trop regardée. Elle restera comme cela pendant plusieurs dizaines de minutes, au milieu du champ, prête à fuir.
Parmi celles qui rentrent, suivant la clôture du champ où se trouvent celles qui ont déjà vêlé, il y en a qui a repéré une vieille ennemie. Les deux se mettent de part et d’autre de la clôture et grattent le sol en meuglant. Elles se sont reconnues de loin, et manifestement se détestent.
Je passe un peu de temps avec celles qui viennent de vêler, sans trop m’approcher même si elles ne font rien tant que le veau est à côté d’elles (scène pénible ce matin où deux jumeaux ont été effrayés par ma présence et se sont empêtrés dans la clôture électrique, tandis que la mère s’affolait – c’était Manuela). Les veaux sont gardés ensemble, Cyril me dit que quand les vaches viennent manger à l’étable il y a toujours une mère pour garder tous les veaux. Un petit veau de deux jours s’égare dans le champ d’à côté. Une toute jeune génisse se précipite vers lui et reste à ses côtés. Je la soupçonne d’avoir reconnu en Sonia sa propre mère.
Après, c’est le moment pénible où on s’empare des veaux pour leur percer l’oreille. Ils ne sentent rien, mais les mères sont prises aux cornadis et s’affolent, tandis qu’il faut plaquer les veaux à terre. L’opération prend moins de deux minutes, ensuite le veau est conduit au champ, la mère est libéré et le rejoint. Une mère ne l’ayant pas vu partir a passé longtemps à renifler deux veaux qui n’étaient pas les siens, allant de l’un à l’autre, très inquiète, jusqu’à être conduite dehors guidée par les bâtons.
En fait je trouve dommage que le premier contact des veaux avec les humains soit un contact violent. Un petit qui venait de se faire poser le numéro s’est précipité vers moi comme s’il voulait que je le protège, il s’est collé à mes jambes, je l’ai caressé. Un autre, né à cinq heures du matin, restait couché, grelottant. Il était encore plein de sang séché. Je l’ai caressé longtemps, longtemps, il était très doux, pelotonné dans la paille.
Vers 9h30, j’accompagne Jérôme en tracteur dans les champs. Je retrouve mon Basilic. « Il a fait une bêtise » me dit Cyril : Basilic a renversé le râtelier. Quand on verse le maïs ensilé, Basilic donne de grands coups de corne dedans. Il est dans un troupeau où il y a autant de vaches que de veaux, mais des veaux de dix jours au moins. Les vaches sont troublées par ma présence, elles courent vingt mètres d’un côté, vingt mètres de l’autre, on entend le lait remuer dans leurs pis, et Basilic est de la partie ; lorsque je les contourne, elles se précipitent vers moi, puis s’arrêtent, repartent dans l’autre sens. Quand Jérôme est avec moi, la nourriture servie, elles se calment. Jérôme m’explique que les veaux nés au printemps sont plus calmes, une fois adultes, que ceux qui naissent en été ; il me demande pourquoi ; je n’en sais rien, lui dis-je, et toi qu’est-ce que tu en penses ? Il ne sait pas non plus. Je lui demande sur combien de temps il a mené ses observations – depuis deux ou trois ans seulement. Tu sais, lui dis-je, j’aimerais revenir ici plusieurs années d’affilée. « Pourquoi pas, si tu ne nous empêche pas de travailler ».
Il me dit qu’il a chaque mois mille euros pour lui : ce dont il a besoin pour vivre. Vit en colocation au village voisin, paye trois cents euros de loyer, il a deux voitures (une pour les champs, une pour sortir). « Un agriculteur qui paye des impôts, c’est pas un bon agriculteur », me dit-il, ce que je trouve mystérieux.
16 juin : contrairement à la prédiction de Jérôme, il a plu toute la journée d’hier. Jérôme s’esquive en disant « mais j’ai dit mercredi ! » Huhu. J’en doute fort. J’arrive dans le champ B à 7h30, il y a un vent à décorner les bœufs, un froid glacial. J’ai trois pulls. Je fais la tournée de mes amies. Deux vaches se font des câlins : c’est Maria et Eva, bien sûr. Dès qu’il y a des câlins elle est dans le coup. Quand j’approche de Julia, elle pousse un bref meuglement, que je suppose être d’inquiétude, et qui va dans les aigus plutôt que dans les graves.
C’est l’heure où elles broutent. Elles sont plutôt au sud ouest, mais dispersées, et Luisa est éloignée du groupe. Quand je veux me mettre à l’abri du vent derrière le chêne sud, Basilic est bouleversé, ne fait ni une ni deux et vient me déloger, frottant longuement sa tête contre l’arbre, grattant le sol et meuglant. Il doit bien m’identifier à une sorte de rival ? Ou un petit veau ? Il protège les endroits stratégiques du champ.
08h20 Marcia est à 1,50m et broute dans ma direction. Je fais obstacle à sa progression : elle s’arrête pour réfléchir et se gratter, puis change d’angle pour me contourner. Elle vient lire ce que j’écris par-dessus mon épaule, puis s’éloigne en un souffle.
J’ai observé les sabots de Cristina tout à l’heure ; et elle est la seule dont les sabots ont une usure correcte. Les autres les ont trop long à force de patauger dans la litière, et cela altère leur démarche quand se retrouvent sur le sol sec. Plus ça va plus je trouve que Cristina est belle, de cette beauté mûre et sûre d’elle-même, elle broute avec lenteur, sans hâte, elle marche doucement.
Sabot poussé trop long:
Je cherche un coin un peu abrité du vent mais je n’en trouve pas. Je ne peux me réfugier derrière un chêne à cause de Monsieur Basilic. J’observe la manière dont elles marchent quand elles ont pris leur décision, même si leur décision est de se calquer sur celles qui ont décidé quelque chose : pas vif, balancement de tête, queue battante, corps tanguant. Il y a une suggestion de trot. Elles franchissent ainsi de ce pas alerte de bonnes distances à chaque fois.
Lucinda, à 4m. de l’abreuvoir, décide de boire. Elle adopte
à son tour la position de la vache décidée. Yasmina qui était plus au sud la
suit, colle sa tête à son arrière-train et
Il est 8h50 et déjà plusieurs sont couchées. Moi je suis glacé jusqu’à l’os. Photo de Basilic en train de penser à quelque chose. Son regard est posé dans le vide sans être vide lui-même. Il était couché avec Eva mais s’est à présent relevé.
Vaste mouvement de translation vers l’Est, longeant la clôture nord. Le froid finit par me chasser, je vais prendre un café chez ma cousine.
17 juin. Petit arrêt aux stalles d’engraissement où je retrouve Cyril. Il me montre une vache énorme, prête à éclater, absolument furieuse, donnant des coups de tête et soufflant dès qu’on s’approche. Cela me serre le cœur, on dirait de la révolte, la conscience du malheur. Elle ne peut plus rien avaler manifestement, tellement elle est grosse.
Arrivé au champ à 9h. Sous
Basilic surgit de derrière le tronc, entre deux
vaches, et menace de me charger. Je commence à en avoir assez de sa
possessivité. Mais en fait il est surtout irrité par le taureau Vison, qui à
100m. de là vient le provoquer.
Vison est plus massif que Basilic, il ne se
mêle pas au vaches alors que Basilic veille toujours au grain. Sous l’arbre, on
se donne des coups de tête en série : dès qu’une en reçoit un, elle
s’empresse d’en donner un à une autre, ainsi de suite jusqu’à ce que l’énergie
se dissipe. Cela tend à indiquer que recevoir un coup de tête n’est jamais
agréable, mais est plutôt énervant et humiliant.
A présent je suis seul sous l’arbre avec Manuela. Très massive, se déplace avec difficulté. Elle rumine en me regardant. La pointe de son oreille gauche est abîmée ; ses cornes ne sont pas symétriques. On voit le veau bouger à l’intérieur de son ventre. Toutes les autres sont au Nord-Ouest du champ, près des abreuvoirs. Manuela se frotte à l’arbre. C’est une distraction pour elle de me regarder en ruminant. Nous sommes à un mètre l’un de l’autre, sous l’arbre, elle rumine tandis que je prends des notes.
9h20 Le temps se dégage un peu. Réunion autour des abreuvoirs. Je reconnais l’arrière-train de Sonia entre mille.
Câlins Marta
Alexandra, que je filme.
9h35 : départ à l’est par le nord, suivant le chemin coutumier. Et moi je les suis. Je me suis assis sur une souche calcinée et Basilic se demande s’il doit intervenir ; finalement il renonce, mais il y a sérieusement songé.
Elles sont à l’est mais ne broutent pas vraiment. Certaines oui, mais la plupart rumine encore, tandis que le soleil fait son apparition. Le champ est bordé par un fossé rempli d’eau, d’iris, de digitales. Je note que Cristina est rarement avec les autres. Elle a l’âge d’Eva mais se comporte plutôt comme une vieille vache, un peu isolée, ou alors comme une veuve de guerre.
Un avion de la deuxième guerre mondiale passe au dessus de nous.
Il est 9h45 et tout le monde broute à présent, sauf Basilic.
Carla puis Madalena viennent me voir. Madalena me lèche le genou et y dépose quantité d’herbe. On voit de loin quand elles ont décidé de vous rendre visite, même si elles s’arrêtent entre temps pour brouter.
Sonia broute avec lenteur. Elle écarte les ronces, arrache l’herbe brin à brin. Toute cette masse musculaire mobilisée pour trois brins de graminée, c’est impressionnant.
A 10h elles repartent vers l’ouest en broutant, sans esprit de système, mais elles aiment bien brouter d’est en ouest, en tous cas dans ce champ.
Julia était mal lunée avant-hier, aujourd’hui elle est plus tranquille. Elle a les pattes avant très courtes, 4 mamelles bien dessinées, assez grosses, bien parallèles ; la base de sa queue est gigantesque, elle est fessue et ses organes génitaux regardent le ciel.
Carla, elle, est crémeuse, ses cornes sont très blanches. Deux gros tétons à l’avant, deux petits à l’arrière.
Sarah est plus sombre. Ses cornes sont fines, elle est menue, son sabot avant gauche est très long.
Manuela est massive, a quatre longs tétons, un épi à la jonction de la cuisse et du corps. Plutôt trapue mais plus longue que Julia. Sa queue est fine, bien que la base soit charnue, dessinant un triangle. Elle broute par longs balancement de gauche à droite.
Alexandra est minuscule vue de près. Elle doit faire 1,30m au garrot.
10h20 : Julia est venue manifester sa mauvaise humeur devant moi : souffles courts, répétés, mouvements de tête brusque, puis est allée à 10m de là donner un coup de tête à Sarah. Je ne sais ce qui l’a empêchée de s’en prendre à moi.
10h30 A présent, grand départ vers l’ouest, sous les meuglements de Basilic. Toutes les vaches des autres champs se précipitent également : c’est qu’arrive le tracteur qui apporte l’eau, et qu’elles ont entendu bien avant qu’il ne paraisse. Pourtant, aujourd’hui, il ne s’arrêtera pas ici : les abreuvoirs sont pleins, il fait froid et elles boivent très peu.
A l’abreuvoir, Lucinda donne coup de tête assez violent à Sonia, ce qui me surprend. Long face à face avec Madalena.
A 10h35, aux abreuvoirs, je fais face à Julia et Yasmina. Celle-ci cherche à éviter le contact, me regarde, soupire, s’approche un peu. Basilic la fait dégager et se pose face à moi.
Je remarque qu’elles utilisent les cuisses des collègues pour se frotter les yeux et le cou, ce qui ne doit rien arranger.
10h40 Ca va être l’heure de
Depuis un quart d’heure, je les regarde s’allonger progressivement, choisissant un endroit pour dormir. Elles se couchent au feeling, par affinité ?
A 11h10, il en reste deux debout. Je prends une photo par minute environ, pour observer les déplacements et échanges de position. Des vaches meuglent dans le lointain, mais personne ne leur répond.
11h20 : voilà, tout le monde est couché et rumine progressivement. Je me retire sur la pointe des pieds, je dois rentrer et faire ma valise.Voici la série de photo qui montre, en quarante minutes, le cérémonial du coucher:
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