Il est des métiers dont on dit qu'ils comptent "beaucoup d'appelés et peu d'élus". C'est le cas du métier d'acteur, par exemple, ou d'autres, comme celui de multimillionnaire, ou encore le métier d'écrivain. Comme l'écrivait Rilke à un jeune poète, on est poète lorsque l'on parvient à s'affirmer comme tel en dépit de tous ceux qui cherchent à vous en décourager.
Pour autant, des millions d'hommes et de femmes, parfois longtemps après l'adolescence, continuent de caresser leur rêve, leur grand élan brisé. La vie est une loterie, voilà ce qui les accable ou les console.
Eh bien, il en va de même du métier de dictateur. Hitler a eu de la chance, beaucoup de chance. Il a persévéré. Il a cru en sa vocation. Combien d'infortunés n'ont pas eu cette chance, faute d'opportunité, faute d'avoir mal torché leur Mein Kampf, ou de n'avoir connu, grâce à cet ouvrage, qu'un succès d'estime ? La France est pleine de révolutionnaires en chambre qui aspirent à voir venir leur heure, espérant qu'un jour la loterie les désignera comme dictateur, et qui prennent leur mal en patience en songeant, à l'heure du coucher, aux milliers de têtes qu'ils devront faire tomber, aux impératifs d'une "révolte cruelle et bouleversante" (dixit Coupat) qui les forcera, une fois au pouvoir, à trancher dans le vif, à déporter, détruire l'ancien "système" pour en voir émerger un nouveau. Dans leurs songes ils se répètent en boucle les paroles de Luther :
"Ces hommes sont des chiens : tuez-lez tous, Dieu reconnaîtra les siens".
Je me souviens d'un dîner avec un éditeur qui me recevait chez lui avec un journaliste de Libé qui avait été son compagnon de route dans les années 70, au moment où des révolutionnaires cherchaient à implanter en France l'équivalent de la Fraction armée rouge. Ils avaient alors été condamnés, ensemble, à des peines de prison pour avoir jeté des cocktails molotov sur des commissariats - la police incarnant évidemment "l'ordre établi" qu'il fallait abattre en premier.
Ce dîner se tenait à l'époque où l'on parlait beaucoup de l'affaire Florence Rey et Aubry Maupin, ces jeunes gens qui un soir avaient pris les armes et abattu quatre policiers et un pompiste. Et mon hôte et son invité s'enthousiasmaient : "Ils ont fait ce qu'on rêve tous de faire : tuer des flics." C'était pour eux d'une telle évidence qu'il n'y avait pas lieu de s'interroger sur d'autres motivations qui eussent éventuellement poussés ces jeunes gens. Cet idéal proclamé se trouvait donc toujours intact chez ces sexagénaires confortablement installés.
J'ai écrit il y a deux jours une petite note concernant la prose de Julien Coupat et suis allé voir du côté du blog Radical Chic ce qui se passait. J'y ai synthétisé ma note et ai obtenu en réponse un jet de venin. Un des commentateurs, "statler", après être venu voir ce qui se passait sur mon blog, écrit à mon intention:
"Bon, sinon, après Badiou en Best-Seller, « l'insurection qui vient », ce pauvre Besancenot va avoir du mal à suivre, ça va vite. Quelle époque ! Tu m'étonnes que l'esclave numéro 7 qui se « consacrait autrefois à la littérature et au théâtre » il sorte les dents, à vouloir défendre sa petite démocratie minable (le projet de vie et de société d'Obama-le-héros, quelle blague!), vexé qu'il est d'avoir l'impression d'être pris pour un imbécile.(...)
Tu te trompes esclave numéro 7 - ça n'étonnera que les naïfs. Je sais bien, moi, que je ne suis maître de rien. J'ai pleine conscience, moi, d'être un esclave. Je n'ignore pas, moi, que tous les matins c'est le tapin qui m'attends pour avoir ma pitance et celle de ma famille nombreuse (nous serons bientôt six, je suis le seul salaire, pleurez dans les chaumières !). La seule différence est que je ne me contente pas de ma situation d'esclave. D'où ma position surplombante. Sans doute est-ce là ce qui est éblouissant pour un esclave satisfait de son sort comme toi. (...) A part ça comment se porte ton petit écosystème d'appartement ? C'est si passionnant."
La terminologie "esclave" me met franchement mal à l'aise. D'autres commentateurs, comme celui-ci, portent aux nues le discours de Coupat ("ça a de la gueule"), en des termes qui trahissent à la fois un bon niveau d'étude et un engagement pour la cause des aliénés, esclaves, plébéiens, etc.
Mais celui-ci a quelque chose en plus, en plus de l'amertume et de la rancoeur qui généralement s'expriment. Il y a ici une forme de mépris haineux, qui fait que, tombant sur mon blog et l'épisode où je me pose des questions concernant une araignée capturée par une plante carnivore (l'araignée est en bonne santé, merci), il cogne : "comment se porte ton petit écosystème d'appartement? C'est si passionnant."
On se sent démuni face à ce genre d'agression car on mesure bien l'abîme qui sépare un homme qui chaque soir, refait le monde dans le sang et l'extermination, et un autre qui se soucie de la vie d'une araignée. Que vaut la vie d'une araignée, inscrite dans une réalité immédiate, quand l'aspirant-dictateur doit songer aux moyens de libérer, malgré qu'ils en aient, des millions d'esclaves et d'aliénés, dût-il pour cela les exterminer ?
Une note trouvée dans le blog "Anthropiques", portant sur Ecologie et Utopie, porte en exergue cette citation de Freud:
« Le paranoïaque rebâtit l’univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu’il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction. » (Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber) » in Cinq essais de psychanalyse, PUF).
Ce que l'affaire Julien Coupat nous révèle c'est qu'il existe bien une forme de pathologie qui nécessite le support d'une utopie quelconque (identité nationale, écologie radicale - par là j'entends ceux qui prônent une réduction volontaire et drastique du nombre d'humains -, socialisme révolutionnaire...) dans laquelle cristallise le mal-être, l'inadéquation de soi au monde. Je ne sais plus dans quel film j'ai entendu la phrase suivante : "D'abord on veut se supprimer soi, puis on veut supprimer le monde".
On peut observer ces deux étapes successives dans l'oeuvre de Dostoievski: dans les Notes du souterrain, un jeune homme affligé d'une conscience malheureuse nourrit un mépris constant pour ses semblables, et vient buter toujours sur ce constat : "personne ne m'aime". Dans "Les Possédés", Dostoievski décrit des hommes atteints du même mal, mais porteurs d'idéaux, grâce auxquels ils peuvent envisager sereinement de tuer et de sacrifier des innocents (mais pas eux-mêmes) au nom d'une belle cause, dont chacun se fait une représentation différente.
Voulez-vous m'aider à conclure, Fantômette? Vous vous souviendrez peut-être d'une conversation au cours de laquelle je vous avais démontré - et vous étiez d'accord - qu'il y avait de grandes différences entre vous et Idi Amin Dada, notamment le fait que vos ministres n'étaient pas retrouvés, quinze jours après le Conseil, dévorés par les crocodiles.
Nous parlions du film de Barbet Schroeder et il me semble qu'il est sain de le revoir, ne serait-ce que pour sentir se poser sur soi le regard fou qu'Idi Amin pose sur les médecins réunis en assemblée et dont chaque question qu'ils lui destinent signe leur arrêt de mort.
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