... un leader d'opinion.
Nombre de lecteurs s'étonnent de cela, certains s'en indignent, et Mouton affirme: "j'aurais voté pour toi" - dans la perspective, bien sûr, où des élections auraient été organisées.
Observons une tentative de prise de contrôle de l'opinion ayant piteusement échoué. Le lecteur se souviendra sans doute qu'en réponse à Sarkozy la fac de Lettres de Neverland se proposait d'organiser une lecture publique de la Princesse de Clèves, proposition qui suscitait l'enthousiasme des collègues. Vingt mails plus tard, le programme se présentait peu ou prou comme ceci :
Collègue A. "Je crois qu'il faudrait éviter de trop compliquer. Je serais favorable à une lecture en français intégrale de la Princesse (que ceux qui ne connaissent pas l'oeuvre puisse la découvrir, avec tout son suspens), avec des séquences (plus brèves) de traductions en diverses langues de la Princesse, et une sorte de bouquet final multilingue, histoire de faire miroiter ce texte, d'en montrer tout le prestige à l'extérieur, de célébrer à travers lui un patrimoine que renient nos dirigeants, etc. Deux principes me paraissent essentiels : la proximité du rapport entre celui qui lit et celui qui écoute (une vraie transmission repose sur une expérience commune - c'est bien le sens de notre métier), et la dissémination de cette lecture (plusieurs points de lecture, y compris hors site et avec des démarrages différents, pour des publics différents...). Mais il me semble qu'il faudrait qu'il y ait un point (un lieu) fixe pour une lecture en continu. Maintenant, il faut se souvenir que lire en public est très fatigant. L'expérience du train fantôme de 2007 nous l'avait rappelé: ce n'est pas une lecture au coin du feu, ni une retraite, mais une journée de marathon que nous préparons là. Si nous pouvions impliquer nos étudiants étrangers, dont l'accent peut apporter une couleur supplémentaire, ce serait bien. Ils étaient très émouvants, avec leurs maladresses, lors du train fantôme."
Patatras! Votre serviteur déboule alors:
Anthropopotame : Bien chers collègues,
je suis perplexe devant une telle unanimité. J'ai du mal à comprendre en quoi la lecture de la Princesse de Clèves viendrait s'inscrire dans un mouvement de contestation, sinon en mettant en évidence, de manière quasi caricaturale, le fait que les Lettres ne savent sur quel pied danser.
On ne pourra en permanence en référer aux Humanités et à l'ouverture sur le monde - les publicités pour Nescafé le font très bien - dans un contexte où nos étudiants sont, bien souvent, des analphabètes fonctionnels à la recherche de solutions de survie. On vous répondra que tout ce que l'on propose, dans cette optique, est bel et bon, mais ne nécessite pas que l'on draine des fonds publics vers l'Université, les DRAC étant en charge de cette partie-là.
Il va de soi que cette réforme brouillonne incite aux réactions les plus diverses - qui proteste contre la mastérisation, qui s'élève contre les nouveaux statuts des EC, qui enfin s'offusque du démantèlement du CNRS. Pourtant, dans l'état pitoyable où nous nous trouvons, on se demande ce qu'il reste à défendre.
Axer la contestation sur la divulgation d'un patrimoine tend à accentuer le caractère ouvert de l'Université, son rôle social, tout ce que l'on voudra. Or la réforme du gouvernement semble prendre ceci au pied de la lettre: secondarisation, 80% d'une classe d'âge en licence, etc. Si c'est là le modèle que nous défendons, alors baissons les bras: pas de sélection, abattage, cours de mise à niveau, c'est ce qui nous guette. Et cela sans plus de débouchés professionnels qu'auparavant.
Bien cordialement
Sous-entendu : j'ai envie de devenir leader d'opinion, donc cessez les enfantillages et faites comme je vous dirai.
La réaction est vive:
Collègue B: Cher Collègue,
je ne peux prendre le temps de répondre à votre long mail. D'une part l'enjeu pour nous est d'essayer de voir autre chose chez les étudiants (et, plus largement, dans la génération qui nous succède) que des "analphabètes fonctionnels" - et j'écris cela sans aucune complaisance envers l'abrutissement général. D'autre part, vos arguments contre la lecture de La Princesse de Clèves s'apparentent à ceux de qui suscite cette lecture (allez voir sur Fabula.org:
http://www.fabula.org/actualites/article28856.php), cela ne peut donc que confirmer la justesse de cette réaction.Bien collégialement,
Sous-entendu: vous êtes un véritable Nicolas Sarkozy.
Voici ma réponse:
Anthropopotame : Cher collègue, j'ai pris le temps de lire votre bref mail et ai suivi le lien que vous m'indiquez. Et je lis:
"Parce que nous sommes persuadés que la lecture d'un texte littéraire prépare à affronter le monde, professionnel ou personnel,
Parce que nous croyons que sans la complexité, la réflexion et la culture la démocratie est morte,
Parce que nous croyons que l'Université est et doit être le lieu de la beauté et non de la performance, de la pensée et non de la rentabilité, de la rencontre avec la différence –culturelle ou historique, et non de la répétition du même,
Parce que nous voulons témoigner de ce que notre métier d'étudiants et d'enseignants n'est pas seulement de professionnaliser et d'être professionnalisés mais aussi de lire et de donner à lire,
Parce que nous sommes en grève pour en témoigner"
Or je ne suis pas sûr que la réflexion doive se limiter à réciter un credo qui ressemble furieusement à un ave maria...
Dans la foulée, un autre collègue écrit:
Collègue C: Il me semble que nombre d'entre nous agissent depuis plus de trois mois déjà pour contrer deux réformes qu'ils jugent contestables sans nier qu'il faille un jour réfléchir à améliorer un système qui a besoin de l'être mais dont les solutions dépassent la seule université. Ce que nous propose le gouvernement est une normalisation par le bas (pour citer un texte qui ne vous aura sûrement pas échappé). Loin de baisser les bras, nous sommes un certain nombre, je crois, à vouloir être traités en interlocuteurs, en décideurs de notre propre destin et non en laquais à la botte de technocrates mus par un souci comptable. La lecture de La Princesse de Clèves va dans le sens de l'intelligence, de la beauté et de la gratuité, valeurs méprisées par nos dirigeants mais qui, pour le poéticien que je suis, demeure au coeur de notre mission pédagogique et scientifique (deux termes que je manie avec réserve). Répondre par l'inutile aux obligations de résultats me semble un geste fort, surtout si l'on songe au code d'honneur que véhicule ce texte, bien démodé dans une société invitée tous les jours à partager l'intimité d'un couple présidentiel qui n'a hélas rien de bien recommandable. Et si cette lecture ne sert qu'à faire du bien à ceux qui y participeront, eh bien, j'espère qu'elle sera suivie de bien d'autres.
L'évocation de la beauté et de la gratuité a le don de m'énerver (car à aucun moment nous n'avons songé à devenir des bénévoles), donc je m'explique:
Anthropopotame : Cher collègue,
Il se trouve que travaillant en Amazonie, après de longues années consacrées à la littérature, il m'est apparu que les problèmes qui s'y posent dépassent le cadre strict de la Princesse de Clèves.
La position affichée sur le site Fabula (l'Université lieu de beauté et de gratuité) que nombre d'entre nous semble reprendre sans autre forme de procès, est une position bancale:
Les étudiants qui ont les moyens d'affronter des études longues et d'aller au gré de leur curiosité intellectuelle sont précisément ceux qui sont issus d'un milieu socialement privilégié.
Défendre les Lettres pour tous et attendre de la population française qu'elle ait un bagage culturel est une chose. Défendre la place des Lettres au sein de la communauté scientifique en est une autre.
Si les études littéraires ont un tel prestige aux Etats-Unis ou en Angleterre, c'est précisément parce qu'elles sont sélectives, forment un nombre restreint d'individus qui ont dès lors tout le loisir de se spécialiser, dans un cadre académique valorisant.
La position affirmée sur le site Fabula que M.X. a eu l'amabilité de joindre à son mail défend l'inverse: la littérature pour tous, hors de toute perspective professionnelle. Je dis, et c'est mon opinion, que ce n'est pas tenable. La tolérance apportée par la culture et la réflexion voudrait qu'émettre une opinion de cet ordre ne fasse pas de vous, d'emblée, un béotien.
Cordialement
Et voilà le dernier message reçu, qui semble indiquer que je ne suis pas vraiment devenu un leader d'opinion (Noter que ce collègue ignore parfaitement qui je suis, nous ne nous sommes jamais rencontrés) :
Collègue C : Cher collègue,
Un dernier mot avant de partir à la manif. Vous oubliez que ce qu'on nomme université en France ne correspond en rien au système qui existe à l'étranger. Ce sont les grandes écoles qui se rapprochent (en recrutement et en politique professionnelle) de ce qui existe outre-Manche et outre-Atlantique. Les réformes proposées par le gouvernement visent à faire de nos établissements des instituts de formation des maîtres, ni plus ni moins.
Par ailleurs, pour travailler en étroite collaboration avec des collègues américains, je peux vous assurer que le prestige des études littéraires est un leurre. Le seul prestige est celui des métiers de l'argent. Je n'ai pas l'impression que le monde de l'économie soit en mesure de nous donner des leçons ces jours-ci.
Pour conclure, je vous convie à exposer vos vues en AG. Je pense que vos étudiants apprécieraient de s'entendre traiter d'analphabètes fonctionnels.
Et si telle est votre vision de l'université et de son public, peut-être devriez-vous songer à une reconversion professionnelle... à moins que votre formation ne soit, ironie du sort, reconnue que par la seule université française que vous décriez tant.
Cordialement,
Et voilà ! On ne saurait exprimer plus clairement qu'on ne veut pas de mon leadership qu'en exprimant des doutes sur ma probité professionnelle et ma valeur scientifique!
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