Il serait temps de faire basculer le terme communautarisme dans les poubelles du lexique.
Le voilà servi à toutes les sauces, élevé au rang de concept, alors qu'il ne correspond à rien.
Voici la définition qu'en donne notre président:
Le métissage c'est la volonté de vivre ensemble. Le communautarisme c'est le choix de vivre séparément. Mais le métissage ce n'est pas la négation des identités, c'est pour chacun, vis-à-vis de l'autre, la reconnaissance, la compréhension et le respect
Observons la manière dont une idée est rendue manichéenne par le choix arbitraire d'un pôle positif et d'un pôle négatif: le métissage c'est bien, le communautarisme c'est mal, et le travail de classement intellectuel qui s'opère consiste à faire basculer les valeurs positives d'un côté, et les valeurs négatives de l'autre.
Le métissage, c'est le bobo sympathique qui se rend dans une boutique ethnique pour acheter un meuble indonésien, de l'encens indien, puis file au marché Richard-Lenoir pour acheter des nems et des accras de morue ? Eh bien, le communautarisme c'est le contraire de cela !
Ces affirmations reposent sur un déni de réalité, c'est-à-dire qu'elles constituent la conclusion logique de raisonnements qui, à un moment donné, perdent de vue ce qui se produit dans la vie réelle. Or celle-ci, malheureusement, ne fonctionne pas selon la logique.
Rappelons que le métissage était au fondement de la théorie raciale de Gobineau. Il songea à écrire son "De l'inégalité des races" en observant la foule métissée de Rio de Janeiro, au temps où il était ambassadeur de France au Brésil. Pour lui, le métissage correspondait à une décadence des races vues comme résultat d'évolutions séparées. Le concept de métissage fut réapproprié dans les années 80 lorsqu'on se rendit compte, en sciences sociales, que "l'acculturation", "déculturation" et autres "syncrétismes" ne rendaient pas compte de la réalité du contact entre groupes humains d'origine différente.
En d'autres termes, ils n'étaient pas des concepts opératoires, c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient servir comme outils intellectuels destinés à appréhender une situation.
Jusque dans les années 60, on pensait que le contact entre deux cultures, selon le contexte historique (contexte d'échange ou de domination) pouvait mener à l'extinction d'une culture au profit d'une autre (acculturation), et dans le cas de contact violent, à une perte totale de la culture d'origine sans capacité à en adopter une autre, un peu comme par le souffle d'une explosion - la déculturation. Notons qu'on distingue bien ainsi les cultures d'un côté et les individus de l'autre: on peut théoriquement éradiquer une culture sans supprimer les individus (en interdisant l'usage d'une langue, par exemple). Mais si l'on veut bien faire, il faut éliminer aussi les individus, comme on le fit des Tasmans.
Qu'il existât une "déculturation", on en voulait pour preuve ces aborigènes ou ces amérindiens errant, ivres, par les rues des grandes villes, clochardisés. Or ces phénomènes ont des explications psychologiques, individuelles, et ne peuvent s'appliquer à des groupes humains, précisément parce que ces phénomènes - d'ailleurs transitoires - indiquaient une désocialisation, donc une rupture avec le groupe, seule entité à propos de laquelle on puisse parler de "culture".
La nouvelle pensée du "métissage" - proposée entre autres par Gruzinski et Bernand - visait à appréhender plus finement ces phénomènes de contact en observant la manière dont les populations précolombiennes se sont approprié les apparats de la pensée catholique sur une structure cosmologique demeurée en place. On pense à propos des mêmes choses, mais à l'aide de cadres interprétatifs (ou "grilles de lecture") différents. Ainsi, la lecture du Petit Chaperon Rouge, fondée sur le même texte, ne donnera absolument pas le même résultat dans l'esprit d'un enfant, d'un psychanalyste, d'un Touareg ou d'un Patagon. Je veux dire par là que les éléments contenus dans le conte de Perrault s'agenceront différemment dans l'esprit du lecteur en fonction de ce qui pour lui forme sens: si la figure du loup n'évoque rien pour le lecteur, il reportera les éléments de signification sur d'autres détails, la grand-mère, les bois, le petit pot de beurre, etc. A l'arrivée, le conte conservera une cohérence puisque c'est notre esprit qui produit cette cohérence. Il ne s'agit pas de dire, comme le posait l'hypothèse Sapir-Whorf, que les cultures sont incommensurables, mais qu'il n'y a pas forcément correspondance terme à terme entre les éléments du réel et la manière dont les différentes cultures sont susceptibles de les interpréter.
Ceci, au passage, répondant à une autre contribution publiée par le Monde, celle de l'anthropologue Dounia Bouzar, qui écrit (09/12/09): "la culture est contagieuse. On regarde tous les mêmes films, on écoute tous la même musique." Si les choses se passaient réellement comme cela, nous serions tous Américains.
A mon sens, la pensée du métissage venait buter sur sa propre productivité: en d'autres termes, elle confondait - c'est mon opinion - les particularités d'une évolution culturelle régionale, largement soumise à des aléas historique, avec une forme de règle régissant l'évolution culturelle.
C'est donc par un autre biais qu'il faut appréhender la manière dont les cultures évoluent au contact les unes des autres. Pour cela, il faut faire son deuil d'une idée que nombre de gens caressent en leur for intérieur: celle qu'il existerait un noyau dur, une sorte de pépite, un noyau central qui irradierait les éléments superficiels revêtant une culture, cela, donc, à partir de l'intérieur, ce qui expliquerait une forme de pérennité culturelle dont on nous rebat les oreilles (les clochers de village, etc).
Ce qu'avait observé Frederik Barth, dès 1969, c'est que les cultures évoluent au contraire par les marges, par la périphérie, par la zone de contact. Et le phénomène qui se produit alors n'est pas une harmonisation et la progressive fusion des cultures, mais au contraire la crispation, et la production de différence. Ainsi, quel que soit le degré d'éléments du quotidien que partagent deux groupes humains, ils structureront leur différence sur ce qui les sépare: une religion, un tabou alimentaire, des éléments vestimentaires, etc. Les musulmanes qui en France invoquent leur droit à porter la Burqa, avec l'appui on le suppose de leurs époux, s'inscrivent dans le même processus que les catholiques qui se focalisent précisement sur la Burqa pour dénoncer l'Islam. C'est un phénomène en miroir, et ce qui crée la tension n'est pas le phénomène en soi: c'est la tension qui crée le phénomène. La radicalisation repose précisément sur le sentiment d'un danger - tension sur le marché du travail, déséquilibre démographique, perception d'une hostilité, etc.
Les phénomènes extrêmes se manifestent lorsque qu'un groupe ethnique (dont je rappelle la définition donnée par Max Weber: « Nous appellerons « groupes ethniques » des groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration.") se sent menacé dans les fondements de son identification à une société environnante, à un lieu, à un milieu. Cela vaut des deux côtés de la frontière, et ne signifie nullement qu'existerait une "impossibilité de vivre ensemble". Ce qu'il faut, c'est éliminer la menace ressentie, qui aboutit à la crispation - entendons-nous: cette menace c'est le chômage, la violence, l'insalubrité, ce n'est pas le port du voile, les synagogues ou les mosquées.
Or c'est justement cette perception d'une menace que notre président dénonce comme étant du "communautarisme". Ce faisant, il refuse de considérer deux choses: la première c'est qu'existent forcément des phases de transition, plus ou moins brutales, dans la coexistence entre deux groupes en contact - et cette coexistence n'est nullement vouée à se perpétuer pacifiquement: il suffit de voir comment, du jour au lendemain, les communautés juives d'Europe ont été déchues de leur citoyenneté (et pas uniquement les fourreurs parlant yiddish, mais aussi les Freud, les Benjamin, les Einstein...). C'est le contexte sociohistorique qui détermine les tensions, et non une fatalité culturelle.
L'autre chose, et c'est beaucoup plus grave, c'est la fixation du débat sur le "communautarisme", le "tribalisme", la "ghettoïsation". On parle de quelque chose qui n'existe pas dans la réalité, quelque chose qui fausse totalement le débat. Tout individu a besoin de structures de références. En voulant à tout prix briser les appartenances communautaires, à vouloir à tout prix dénoncer comme "ghetto" ce qui est une tendance naturelle à se créer un environnement familier (comme la bourgeoisie à Neuilly, par exemple, ville où l'on se garde bien d'investir dans la mixité sociale), on ajoute le traumatisme du stigmate à celui de l'émigration. Ce qui est propre aux sociétés humaines, ce n'est pas le "communautarisme", c'est la tendance à former des communautés auxquelles les individus s'identifient. La Nation n'est pas une communauté, elle est un mécanisme englobant, constitutif de la citoyenneté, mais qui n'est pas en tête de notre hiérarchie d'identification: on s'identifie bien davantage à des communautés et aux passerelles qui les relient, ce que Bourdieu appelait des "champs sociaux". Ce qui est en jeu n'est pas la Nation, ici, mais la capacité du gouvernement à créer les conditions de la coexistence (en dénonçant à tout vent les "ghettos", le gouvernement détruit ces conditions à mesure qu'il prétend les consolider).
Ce qu'il faut donc, et je prends ici position comme anthropologue, c'est laisser vivre les communautés humaines selon leurs principes et leurs valeurs. La délinquance est bien moindre dans les quartiers où coexistent trois ou quatre générations d'une même communauté d'origine, car l'autorité familiale, le cadre d'existence structurée, sont assumées par les familles. Lorsqu'on veut mélanger d'office tout le monde dans un grand melting-pot en forme de barres d'immeubles, on détruit le système de référence auquel tout humain a le droit et la nécessité de s'identifier. Ce qui va ensuite faire évoluer ces situations, c'est, comme lors de l'exode rural en France où coexistaient à Paris des communautés de Bretons, d'Auvergnats, de Périgourdins, tout simplement le temps, et l'école, et l'armée, et le monde du travail. Au nom de quoi, de quelle identité française, de quel despotisme aberrant, voudrait-on interférer dans la vie privée à laquelle chacun a droit? Du temps de ma jeunesse, les couples mixtes étaient très rares à Paris, des adolescents de couleur différente marchant la main dans la main, on n'en voyait pas. Aujourd'hui, j'en vois davantage à Paris qu'à Rio. Or c'est le temps qui accomplit cela.
Le gouvernement a donc pour mission de respecter l'intimité et les choix d'existence dans la sphère du privé, et laisser vivre ces communautés qui ont leurs propres valeurs et systèmes de référence - et ces "Français de souche" dont on parle, c'est à dire blancs, issus de la bourgeoisie ou du monde rural, forment une communauté comme les autres - sans hiérarchiser les cultures en invoquant hypocritement le respect de la différence. Dans la sphère publique, chacun a des droits et des devoirs; et le code civil, quant à lui, invite à respecter les lois relatives aux rapports des citoyens entre eux, y compris dans la sphère familiale. Mais ériger en permanence un modèle français catholique en prétendant valoriser le métissage, c'est une mauvaise plaisanterie. Laissons vivre ensemble ceux qui s'identifient à une communauté particulière, et laissons faire le temps qui se chargera de rendre ces frontières labiles et suffisamment fluides.
Bibliographie:
GRUZINSKI Serge, 1999, La Pensée Métisse, Paris, Arthème Fayard
BARTH Frederik, 1969, Ethnic groups and boundaries: the social
organization of culture difference (Introduction), London-Oslo, George
Allen and Unwin/Forlaget.
BOURHIS Richard Y, LEYENS Jacques-Philippe, 1999, Stéréotypes, discriminations et relations
intergroupes, Liège, Mardaga.
CARVALHO Maria Rosário de, & AGIER Michel, 1994,
« Nation, race, culture : les mouvements noirs et indiens au
Brésil » in Cahier des Amériques
latines n°17, pp.107-124
Voir également cet article de Frédérique Chlous-Ducharme, Marie Gourvès, Patrick Le Guirriec, 2001, "Du lotissement au lotissement...", accessible en ligne:
http://www.annalesdelarechercheurbaine.fr/IMG/pdf/Chlous-Ducharme_ARU_90.pdf
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