"JE SUIS DEVENU LA MOMORT, LE DESTRUCTEUR DES MONMONDES"
"JE SUIS DEVENU LA MOMORT, LE DESTRUCTEUR DES MONMONDES"
Quand j'ai le temps, je me livre à des expériences métapsychiques, à la recherche de mes origines. Celle d'hier fut très réussie, mais au lieu de me retrouver, comme je m'y attendais, dans la peau d'un conquistador, d'une courtisane dans la Venise du Quattrocento, puis dans celle d'un prêtre égyptien au temps de la construction de Kephren ou de Mykérinos (nous sommes tous passés par là), horreur ! j'ai survolé l'ère quaternaire et plus loin jusqu'au Miocène, me rendant directement à la case entélodonte :
Hélas, c'est donc là l'ancêtre des anthropopotames ?? Et de là dériverait mon goût pour les fromages et la viande avariée ?? Un loup-sanglier, un cochon-garou, un prédateur omnivore qui fait grrr...!, qui fait groïnk ??
La métempsychose nous ouvre les portes du passé, et sa lumière éclaire notre chemin, elle suscite nos métemnévroses mais nous permet aussi de les affronter.
Certains diront que je ne comprends rien aux femmes, ils n'ont pas tort. Je reçois un message qui m'annonce ceci : "Mon ami, c'est une telle joie de vous voir et une telle douleur de vous quitter qu'il vaut mieux dorénavant espacer nos rencontres". Analyse this !
Cela me rappelle une scène dans Une nuit à l'opéra, où Groucho explique à Margaret (qui l'attend au restaurant) que s'il était attablé plus loin avec un groupe de jeunes filles, c'est que chacune d'elles, à sa manière, lui rappelle quelque chose d'elle-même, Margaret. "Vous seule ne me rappelez pas vous" conclut-il.
Et voilà, ceci est la deux-centième note ! Dommage que je n'aie rien de spécial à annoncer. Ah, si : c'est l'automne ici et le printemps au Brésil, je suis plutôt content de mes presque quarante ans, satisfait d'être un mammifère placentaire plutôt qu'un marsupial (mais les amphibiens aussi, ça craint !) et d'appartenir à l'espèce dominante plutôt qu'à celles qui sont en voie d'extinction (rien que des culs-de-sac évolutifs : la nature n'avait pas prévu notre apparition et notre dynamisme).
Il en va de la bagarre comme de l'amour : l'essentiel passe par le non-dit.
Votre serviteur a le sang chaud. Il n'a malheureusement pas les moyens de ses ambitions : ma dernière vraie bagarre remonte à quand j'avais neuf ans, et le résultat n'était pas brillant. Bref, je ne puis me dérober à la bagarre qui s'annonce, mais je sais qu'il serait préférable qu'on en reste aux amabilités du genre "ah ouais ? Pauv'connard".
Or l'objet d'une bagarre n'est pas de se donner des coups de poings, mais justement d'éviter d'en recevoir, et cela sans perdre la face. Je précise tout de suite que mes théories concernant la violence vont à contre-courant de l'opinion commune qui veut qu'elle nous "rabaisserait au rang de l'animal". L'animal n'a rien à voir là-dedans : ceux qui pensent qu'il est honorable de se faire humilier par un jeune crétin en scooter, qu'il est plus noble de se prendre une chiquenaude d'un adolescent en survêt plutôt que de lui donner une fessée, ne partageront pas mon avis.
Mon idée est que la cordialité qui règne au Brésil dans toutes les circonstances de la vie quotidienne vient du fait que le monopole de la violence n'appartient en propre ni aux délinquants ni à la police, et que chaque citoyen, si on l'insulte, est susceptible de vous mettre son poing dans la figure. On pourra le déplorer, mais il se trouve que l'inhibition de l'agressivité ainsi obtenue donne une société où il fait bon vivre.
Ce n'est pas une grande réussite, je trouve, que des vieilles dames chez nous se fassent traiter de "pétasses" par des livreurs tandis que les passants font mine de n'avoir rien entendu. L'idée que la violence verbale est moins grave que la violence physique est un leurre : la violence verbale est corrosive, la violence physique purgative. Un pays où la violence verbale est tolérée mais la violence physique réprouvée fabrique des citoyens rongés par l'humiliation, aggravée par le sentiment de leur propre couardise ( - je le sais, je suis passé par là quand je croyais encore au "il est plus digne blablabla...")
Je signalais l'autre jour à une jeune automobiliste (qui me tendait son majeur et me traitait de connard parce que j'avais grillé une priorité à vélo) que je me contentais pour l'heure d'attirer son attention sur son impolitesse, mais qu'elle pourrait se retrouver la prochaine fois sans pare-brise (il m'a fallu un moment pour la rattraper mais il fallait bien qu'elle s'arrête aux feux rouges). Pourquoi se permettait-elle de m'insulter, sinon par l'idée qu'elle avait de se trouver en sécurité dans sa voiture ? Si chacun est autorisé à perdre ses nerfs, elle doit s'attendre à ce que celui qu'elle injurie perde ses nerfs également. Pédagogie, quand tu nous tiens !
Bref, venons-en à l'affaire qui nous occupe. Un jeune homme émêché occupe le centre de la piste de tango avec une bouteille de vin à la main, ce qui arrive fréquemment sur les quais le samedi soir. Il tangue, ondule, vacille, les danseurs l'évitent mais il finit bien sûr par en percuter un. Echauffement, révolte grondante, j'interviens pour ramener le jeune homme à la raison : "mon ami, pourquoi ne poses-tu pas cette bouteille de vin?" "Et pourquoi devrais-je la poser ?" "Parce que je te le demande." "Et pourquoi devrais-je obéir ?" "C'est un conseil que je te donne." "Et que va-t-il m'arriver sinon?"
Parvenu à ce point du dialogue, j'hésite. Je puis répondre "Bin, rien..."
Ou, comme je l'ai fait, "Eh bien tu vas te prendre un poing dans la gueule".
La scène se présente comme ceci: la première partie du dialogue se passe en marchant, ma main sur son épaule, tandis que je le ramène vers le bord de la piste. Parvenus à la deuxième moitié du dialogue, nous nous trouvons face à face, au milieu de la piste, mais nos yeux portent chacun vers le lointain, dans des directions opposées. A la dernière réplique seulement nous croisons nos regards, ma cavalière étant seule préoccupée, tout le monde par ailleurs soucieux uniquement de Piazzola. Je me suis mis dans une situation stupide, mais cf deuxième paragraphe ('sang chaud').
Pour autant, et c'est là que survient la référence au discours amoureux, l'intensité de la scène est perçue de manière intuitive. Je sens intimement que ce jeune homme ne va pas me fracasser sa bouteille sur la tête, non parce que je raisonne ('son contenu est trop précieux pour qu'il le répande sur mon crâne') mais tout simplement parce que je ne suis pas en train de trembler, le tremblement étant signe de danger imminent. Et si je le perçois, il le perçoit aussi. Pas de poussée d'adrénaline, donc ni lui ni moi n'avons envie de nous battre. Mais il faut bien faire quelque chose : bombements de torse, petits heurts pour voir qui rebondira le plus loin, sur ce ma cavalière s'énerve et m'emmène à l'écart. Fin de l'épisode. Notons que la présence d'esprit de ma cavalière nous a épargné un temps précieux, et me sort d'une situation inextricable.
Bagarre décevante, donc, mais qui vue de l'extérieur donnait l'impression que nous allions en venir aux mains, tandis qu'à l'intérieur nous faisions toute sorte de choses, sauf en venir en main. Cela aurait pu durer longtemps, l'ensemble finalement s'est déroulé en 1 ou 2 minutes. Je trouve ce comportement si naturel et anodin que j'ai du mal à comprendre pourquoi on en fait tout un plat, du genre "c'est indigne de gens bien élevés", etc. Et voilà, je ne me suis pas vraiment bagarré, mais qu'est-ce que je me suis fait engueuler !
Vous vous êtes procuré un jeune anthropopotame. Vous avez eu soin de le choisir, non parmi les plus doux et abandonnés, mais parmi les plus vifs, au ventre rose.
Sachez qu'un anthropopotame grandit vite ; il est envahissant, le bougre ; il a besoin, sinon d'un jardinet, du moins d'un balconnet, avec vue sur les voisins. Curieux et enjoué, il ne se lassera pas de commenter la vie des autres, c'en est un vrai métier.
Un anthropopotame est, avant tout, monogame. Sans doute est-ce son poids et son allure pataude qui lui interdisent tout papillonnage et butinage. Le résultat est là : un anthropopotame ne se partage pas, il est l'anthropopotame d'une seule maîtresse. C'en est presque irritant.
Si vous constatez, chez votre anthropopotame, une baisse de régime, n'allez pas consulter ! Changez juste son alimentation, et toute trace de morosité s'effacera bientôt de la truffe de votre petit compagnon.
Mais pourquoi se procurer un anthropopotame ?
Votre serviteur est d'une humeur de chien aujourd'hui. Après discussion hier avec ma charmante cavalière, A., où elle m'expose qu'un universitaire qui se consacre à sa recherche se moque forcément de ses étudiants, je me suis réveillé avec une rage homicide, tempérée par ma gueule de bois.
Et voilà, je me suis remis à l'HDR après deux jours passés à la fac en réunions, j'ai tripoté ma quatrième partie, déplacé des blocs d'argumentation, et maintenant je ne comprends plus rien. J'ai coutume d'appeler ce type de travail "la couture", mais là, je couds à la manière de Nietszche : à coups de marteau.
Entre nous soit dit, je m'interroge sur la réelle portée des blogs. Je publie des brûlots appelant à la révision des valeurs qui fondent nos sociétés et les lecteurs réagissent à propos d'une photo montrant mon frigo vide. Du coup je suis allé faire un raid chez le marchand de légumes et j'ai même acheté des brocolis (en prévision de la visite de Chiara).
J'ai écrit une pièce il y a quelques années, où le rédacteur en chef d'une revue consacrée aux bulots est arrêté et sommé de s'expliquer sur son non-engagement. Le procès apparaissait dans la pièce sous forme de compte-rendu:
Le spécialiste racontant le procès : Le chef, debout à la barre : « Nous vivons au temps de la farce. L'Occident est une église où ni les officiants ni les fidèles ne croient plus en Dieu. Il est de bon ton d’afficher des convictions, de parler dans le vague de choses qu'on ne saurait tolérer, et chacun acquiesce, et personne n’est dupe, et la farce peut aller de l’avant. On l’habille de costumes-cravates. On la hèle dans les couloirs, elle s’appelle intérêt partagé, devoir de mémoire, droit d’intervention. Présent passé futur devant derrière devant partout sur la Terre comme au ciel, j’ai feint de croire, j’ai fini de feindre que je crois. »
Vous imaginez bien que le chef creusait sa propre tombe ! C’était inéluctable ! Mais tout changea lorsque le chef s’absenta pour aller aux toilettes et qu’il revint en oubliant de fermer sa braguette. Dès lors la plaidoirie du chef, ses appels à la vigilance, sa remontée de l’effet à la cause jusqu’à la cause qui n’a pas été causée, importaient moins aux yeux des juges que ces deux faits liés, à savoir 1) sa braguette, 2) le fait que celle-ci fût ouverte, et tout le discours eschatologique du chef, et sa dénonciation d’un Dieu terrible écrasant les humains, semblaient peu de choses à côté de ces deux éléments, c'est-à-dire d’abord sa braguette, ensuite le fait que celle-ci était ouverte, et quand le chef, vibrant d’une juste indignation, se posait en juge de l’Occident et de toute notre civilisation, ses juges eux-mêmes n’avaient d’yeux que pour deux évidences, en résumé : primo, sa braguette, deuxio : le fait que celle-ci fût ouverte, et c’est ainsi qu’ils rendirent leur jugement. Les juges conclurent très sagement que loin d’avoir nié sa part humaine et de s’être placé au-dessus des sentiments communs, le chef avait manifesté avec éclat, et avec sa braguette, qu’il était un mortel, et que par conséquent il ne risquait nullement de corrompre la jeunesse, et ne représentait nul danger pour la civilisation. Et tout cela parce que le chef avait oublié, en sortant des toilettes, de fermer sa …
Tatiana : Bon, bon !
A mesure que l'HDR avance, mon bureau devient franchement bordélique. La tranche en est plus ou moins gluante. Pour lire, je me réfugie sur le canapé, où la couleur de mon crâne a fini par s'imprimer.
Je me vois mal ramenant une danseuse de tango à la maison, plus frigo vide, crasseux, l'écriture d'un bouquin est totalement incompatible avec la gastronomie, la vie sexuelle et la vie sociale.
Photo du frigo ci-dessous, âmes sensibles s'abstenir:
... face à son HDR.
Ma seule et fidèle lectrice, Narayan, s'enquiert de la progression de l'HDR entreprise par votre serviteur. Si l'on en juge par la grossièreté des opinions que j'exprime, une telle habilitation, si elle m'était délivrée, n'honorerait pas la recherche française ! De plus, chère Narayan, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, tandis que tu te prélassais à 50% en Ecosse, le pauvre anthropopotame composait des caractères sur son clavier, dont certains donnaient parfois, quotidiennement en fait, une note sur ce blog.
Pour ce qui est de ma synthèse (équivalent intellectuel de l'ascension de l'Everest ou de la recherche des sources du Nil), mon directeur bien-aimé, dont je craignais hier qu'il me tapât sur les doigts, m'a encouragé à poursuivre ! Son évaluation oscille entre "pas mal" et "pas trop mal", me voilà donc requinqué.
Voici un petit extrait de ma synthèse, portant sur la question de la diversité culturelle en rapport avec la diversité biologique (je crois important que les générations futures connaissent mon opinion à ce sujet). Je commente ici les documents préparatoires au sommet de l'UNESCO à Johannesburg en 2002, ainsi que l'intervention d'Appadurai au même sommet :
(Chap. 3.6) Ces propositions ambitieuses et généreuses comportent cependant deux dangers, qui sont aussi des glissements idéologiques, et non des vérités scientifiques.
La première est que la biodiversité ne peut être considérée et conceptualisée selon le même modèle que les cultures humaines. Bien entendu, on peut envisager la biodiversité comme un ensemble diversifié d’espèces et de biotopes, fonctionnant sur le modèle du « tous égaux en principe ». Mais la biodiversité n’existe pas pour la contemplation de l’homme et sa satisfaction intellectuelle : les espèces interagissent entre elles, interagissent avec les milieux, répondent à des changements, et les écosystèmes valent non seulement par leur diversité mais par leur capacité à agir comme des organismes complexes. L’idée, donc, qu’il serait possible, au nom de la biodiversité, de sauver le crapaud doré car sa disparition « serait une perte irrémédiable pour la biodiversité et pour l’humanité », s’apparente davantage à une position d’esthète qu’à une réelle prise en compte de ce que signifie cette disparition, à l’échelle d’un écosystème.
La disparition d’un élément appartenant à un ensemble symbiotique ne peut être conceptualisée de la même manière que la disparition d’une langue humaine ; elles ne relèvent pas du même modèle, et il est vain de les comparer, même si la métaphore est séduisante. Quand une langue disparaît, c’est le patrimoine culturel de l’humanité qui s’appauvrit. Quand une espèce disparaît, c’est un écosystème qui indique qu’il va s’effondrer, ou se transformer d’une manière que nous ne saurions contrôler. La confusion permanente entre ces deux ordres de choses fait que l’on considère qu’il suffit, pour « sauver » le crapaud doré, d’en prélever quelques exemplaires dans la nature et de les distribuer entre divers jardins zoologiques : la diversité biologique, on le voit, est perçue comme la somme de ses parties (à l’instar de la diversité culturelle), et conserver une espèce emblématique dans un vivarium est réellement pensé comme un « sauvetage » de la biodiversité. Or la disparition d’un élément de la biodiversité peut entraîner, à plus ou moins brève échéance, le déséquilibre ou la disparition du système (ce serait le cas si disparaissait le phytoplancton, base de la chaîne alimentaire océanique), cependant que la disparition d’un élément de la diversité culturelle, pour regrettable qu’il soit, ne menace pas la survie de l’humanité.
Ma première remarque consiste donc à relever que les discours décrivant les diversités culturelle et biologique relèvent davantage de pétitions de principes (mode par lequel un sommet international est susceptible de cadrer les débats), et suggèrent en réalité des rapports d’analogie, et non de cosubsidiarité (consubstantialité) : nous nous trouvons dans le cas de figure décrit par Philippe Descola selon lequel l’ensemble des créatures vivantes constitue la métaphore de la diversité humaine. Il s’agit d’une catégorisation et non d’un fait. Cette pensée, à la fois analogique, naturaliste, totémique et chamanique (Descola, 2005) illustre merveilleusement la diversité des conceptions humaines sur la nature, et la difficulté que nous avons à penser les choses en elles-mêmes, et non par rapport à nous, miracle de la nature. On notera toutefois qu’il s’agit là d’une projection durkheimienne non plus sociocentrée, mais anthropocentrée, l’humanité demeurant la mesure de toute chose. L’argument qui devrait être retenu serait celui d’une corrélation, et non d’une consubstantialité ou d’une « interdépendance ».
« p.9 Le degré d’interdépendance qu’entretient la diversité biologique avec la diversité culturelle est encore très largement méconnu. Elle va bien au-delà de ce qui est communément admis concernant les perceptions et les comportements diversifiés des populations vis-à-vis de la nature. Il existe une interdépendance entre la diversité biologique et la diversité culturelle. D’un côté, nombre de pratiques culturelles sont, dans leur existence et leur expression, tributaires de certains éléments spécifiques de la biodiversité ; d’un autre côté, d’importants ensembles de diversité biologique sont développés, maintenus et gérés par des groupes culturels spécifiques, dont les langues et les savoirs sont les vecteurs de la gestion de ces ensembles. »
« p.12 La diversité culturelle est le reflet dela biodiversité. Nombreux sont ceux pour qui la biodiversité doit être perçue sous l’angle de la diversité humaine, car les différentes cultures et les individus d’origines sociales différentes appréhendent et saisissent la biodiversité de diverses façons en raison de leur propre héritage et de leurs expériences. La diversité humaine est indissociable de la diversité naturelle. »
Ce flottement conceptuel se retrouve dans l’intervention d’Arjun Appadurai (« Diversité et Développement Durable », idem, p.16-19), qui hésite entre une relation « d’homologie », et l’affirmation répétée que la diversité humaine est une « garantie puissante » de la biodiversité.
« p.16 La biodiversité, à long terme, s’appuie aussi sur la diversité maximale de ces conceptions morales car, par définition, la biodiversité exige la prolifération et la protection de multiples régimes écologiques et équilibres environnementaux. Les êtres humains sont les acteurs principaux de ces équilibres, et si leur diversité s’appauvrit, il en va de même du trésor de conceptions morales reliant le bien-être moral et le bien-être matériel. Ainsi, la diversité culturelle est une garantie puissante de la biodiversité. (…) Il est aujourd’hui largement reconnu qu’une homologie existe entre la biodiversité et la diversité culturelle. Mais cette compréhension intuitive n’a pas fait l’objet d’une systématisation sous la forme d’un cadre conceptuel complet permettant de mettre en relation ces deux formes de diversité au sein d’une vision plus large du développement durable. »
Le deuxième glissement idéologique repose sur cette idée que la diversité culturelle est un gage du maintien de la diversité biologique. Mais un pas trop vite franchi consiste à affirmer que la première est la condition de la deuxième, voire qu’elle la génère. Il s'agit là d’un point polémique dans la mesure où cette idée a surgi dans l’œuvre de divers ethnologues, ethnobotanistes ou ethnozoologistes, appartenant pour la plupart à l’école dite d’écologie culturelle née aux Etats-Unis. L’ouvrage Footprints of the Forest, de William Balée (1994), devenu une référence, est exemplaire à cet égard, puisqu’à partir d’un exemple localisé, il fournit les bases conceptuelles qui permettent d’élargir sa proposition à l’ensemble amazonien : l’Amazonie serait le résultat du travail de l’homme, de « générations d’horticulteurs », et devrait donc être considérée comme un paysage[1]. Les implications sont multiples : dans la lutte commune mais délicate que mènent groupes de pression environnementaux et groupes autochtones et leurs alliés, cette thèse place la balle dans le camp des autochtones, en termes de priorité et d’argumentation. « p.18 Les populations autochtones peuvent-elles être encouragées à se faire une place sur le marché mondial sans pour autant sacrifier leurs cosmologies qui sont, fondamentalement, respectueuses de l’écosystème ? »Les alliances doivent donc être repensées en fonction du poids idéologique transféré d’un ensemble à l’autre, comme si nous nous trouvions placés sur un matelas rempli d’eau.
Pourquoi préférons-nous parler de corrélation plutôt que d’interdépendance ? Parce que, contrairement à ce qu’affirme Appadurai, les cosmologies ne sont pas toutes, « fondamentalement », respectueuses des écosystèmes. Quand elles le sont, c’est souvent après avoir commis un certain nombre de « boulettes », comme par exemple d’exterminer les mégafaunes d’Amérique, d’Océanie, de Madagascar, et les chaînes trophiques qui leur étaient associées, d'assécher le climat méditerranéen par la conversion de forêts tempérées en garrigues (surexploitation et surpâturage) ou d’abattre tout le couvert arboré, au point, comme dans l’Île de Pâques, de se condamner elles-mêmes (Diamond, 2005). Plusieurs exemples vont éclairer mon propos. (FIN DE LA CITATION)
[1] Cette proposition amène à perdre de vue le rôle joué par les insectes, chauves-souris et oiseaux pollinisateurs, et oiseaux et mammifères disséminateurs, qui s'abstiennent sagement de revendiquer la paternité des "paysages" amazoniens. La reproduction et renouvellement des noyers du Brésil à Iratapuru est compromis du fait d’un prélèvement excessif, qui ne laisse aux agoutis que quelques noix, dont ils s’alimentent sans pouvoir constituer les stocks qui sont à l’origine de nouvelles germinations. J’ai observé le même phénomène de prélèvement total des semences dans l’Uaçá (andiroba) et au Mont Pascal (jatobá), sans avoir pu en mesurer les implications. Les cycles végétaux dépassant la durée d’une vie humaine, l’apparente santé d’une forêt ne préjuge rien quant à son avenir.
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