Lundi, 18 juin, 7h20. La nuit fut excellente : il n’y a pas de moustique ni pium par ici, et la température a remonté. Nous nous promenons dans le campement en quête d’un lieu où nous asseoir pour boire le café et manger les biscuits. Les sacs de noix empilés forment des murs, il faut aussi éviter les piquets qui retiennent les bâches. Les hommes affûtent leurs terçados (sabre d’abattis), nettoient les fusils ou révisent les moteurs. Les femmes balaient les abris (paiol), pendent et dépendent du linge, les enfants passent d’un adulte à l’autre, réclamant de l’affection.
François et Anna sont partis en forêt relever quelques points GPS, j’écris dans mon hamac où je me laisse tranquillement piquer. J’interroge Edivaldo, neveu de Manuel, à propos du Curupira : « C’est un vieil indien qui vit dans la forêt, il chasse le jaguar, le pécari, le tapir et se couvre de leurs peaux. Avec ces peaux il est invulnérable et tue les hommes. Ce n’est qu’à l’heure de son bain, à la rivière, qu’il se dévêt et que l’on peut lui tirer dessus. » J’apprendrai plus tard qu’il confond Curupira et Mapinguari.
Une remarque à propos des enfants, après discussion avec Rosa puis Teresa : bien souvent les enfants que l’on voit ne sont pas descendants directs, mais des enfants adoptifs. Lorsqu’une femme ne peut pas ou plus avoir d’enfant, il semble fréquent qu’une sœur, une fille aînée, lui en confie un à élever. C’est particulièrement le cas lors des grossesses rapprochées : l’enfant qui n’est pas sevré est confié à une mère adoptive. Rosa, l’épouse de Sabá, a quant à elle adopté un enfant abandonné par sa mère à Laranjal (la mère se prostituait dans les garimpos). L’autre lui a été confié par sa sœur.
18h. Retour à Vila de São Francisco. Descendant la rivière, un tapir a croisé notre bateau. Branle-bas de combat : l’équipage s’élance en deux endroit pour fermer le cercle ; le tapir se réfugie dans la forêt inondée. On le suit dans l’eau jusqu’aux cuisses, il passe entre les groupes et parvient à s’enfuir : la cartouche n’a pas explosé. Celles-ci sont enfilées dans une cartouchière et rien ne les protège de l’humidité ; les bêtes ont ainsi de bonnes chances de survie.
J'insère ici un bout de film tourné par François Michel Le Tourneau pendant le trajet du retour:Téléchargement descente_rapide_film_fmlt.AVI . (Les droits lui appartiennent, ne pas citer ni copier sans autorisation)
On en sait un peu plus à présent sur le rapport des collecteurs de noix avec les garimpeiros. Ces deux activités ne sont manifestement pas exclusives, on les pratique parfois de manière saisonnière ; parfois, un membre de la famille s’est exilé en Guyane ou ailleurs (c’est le cas du père d’Edivaldo) et envoie de l’argent. Ils ont tous, ou presque, pratiqué le garimpo de filão, c’est-à-dire l’exploitation de filons aurifères en pleine forêt. On creuse des galeries de 60 à 80 mètres de profondeur, étayées artisanalement, dans le sol de la forêt. Il fait très chaud à ces profondeurs, et les mineurs respirent à l’aide d’une pompe de scaphandrier. François ne cache pas son admiration pour les orpailleurs, en particulier les mateiros, ceux qui parcourent la forêt à la recherche de filons. Ils vivent dans des conditions épouvantables, sont capables de se sortir de n’importe quelle situation. Ils flairent la présence de l’or et sont quasiment infaillibles. Ceux qu’ils engagent ensuite ont différentes spécialités en fonction du type d’or découvert : soit on pompe le fond des rivières à l’aide d’une barge, soit on lessive les berges ou le sol à l’aide d’un jet puissant, soit on creuse une mine. On peut travailler à la pompe, en plongée, ou encore être ‘raizeiro’, c'est-à-dire couper les racines à mesure que les sols s’effondrent. Les orpailleurs, par équipe de cinq ou six, sont souvent accompagnés d’une cuisinière. Lorsque la surveillance des rivières s’accentue, ou lorsque celles-ci sont impraticables, le ravitaillement est assuré par de petits avions qui déversent des ballots. Souvent, les employeurs sont également propriétaires de taxis aériens.
Revenons-en à nos extractivistes. J’ai eu ce matin un long entretien avec Nego, fils d’Arraia, petit-fils du côté maternel d’Armando Leite dos Santos, un des plus anciens occupants de la région. Sa mère s’appelle Elizabete, et comme c’est souvent le cas, la plupart des prénoms de la fratrie commencent par la même lettre : Elza, Eudimar (Nego), Éder, Égina, Eusiane, Daiane, Sandrinha, Eridelto et Sabrina.
Entretien avec Eudimar Viana dit Nego : Bénéficiaire d’une bourse de la Fondation Orsa, pour apprendre le manejo communautaire en contexte extractiviste ; a passé un an à São Paulo, et la formation consistait, entre autres choses, à participer à des projets dans des communautés où rien ne marche, dont le président est alcoolique, dans un milieu de favelas, cela afin d’être confronté aux pires situations qui se puissent rencontrer. Eudimar a ainsi appris les vertus du dialogue et la rigueur de gestion, se contentant, dit-il, de grouper les demandes de matériel et de ravitaillement, puis de gérer les débouchés de la noix du Brésil, selon les différents partenariats. Il m’explique également que la région fut ouverte, dans les années 50, pour la chasse au jaguar, ce que les plus âgés appellent le marisco de gatos, la pêche au chat. Ils emploient le terme mariscar également pour la pêche elle-même, j’en déduis qu’on oppose ici le mariscar, qui est une collecte animale, au coletar, qui est la collecte végétale.
Nego m’explique que l’entreprise Natura achète la sève de bréu branco entre 20 et 25 réaux le kg, et en commande entre 150 et 400 kg par an (plus tard, le Secrétaire d’Etat Farias nous racontera que Natura avait d’abord proposé le prix de 2 réaux le kg, et qu’il avait fallu son intervention personnelle pour que le prix soit revu à la hausse). Natura reverse 0,5% des recettes dérivées des produits d’extraction à un fonds géré par une entreprise spécialisée. La coopérative a reçu 130000 réaux en 2004, 113000 en 2005. Le bréu branco est exploité grâce à une autorisation émise par le Conseil National de Gestion de la Biodiversité (CNGB), créé en 2002 : Iratapuru a été la première réserve à avoir bénéficié, de la part de Natura, de la double indemnité prévue par le Conseil, c'est-à-dire celle qui dérive du savoir traditionnel mis en œuvre, et celle qui dérive de l’utilisation de la biodiversité. La coopérative traîne encore 100000 réaux de dettes héritées de la gestion de Brás Castelo. Les améliorations qui permettraient de certifier davantage de site de collecte (8 à ce jour) concernent le stockage des noix dans des sites de pré-séchage, où l’air circule par-dessus-et par-dessous, en attendant le transport à São Francisco. Notons qu’en ce qui concerne l’huile d’andiroba (Carapa Guianensis), les femmes l’extraient à chaud, ce qui, me semble-t-il, en altère les qualités.
A observer les campements on se demande ce que des fouilles archéologiques en révélerait : un foyer, quelques pieux, des emballages de biscuits… Qu’en pourrait-on déduire sur la vie en forêt ? Les cosses de noix du Brésil sont empilées au pied des arbres, qui donc ferait le lien entre le camp et le site de cassage, à des kilomètres de là ?
Le soir venu, je mets à profit cette information dans l’entretien que nous avons avec Toneco (Antônio Baía, ex-mari de Teresa) et son frère Benedito Baía, dit Piara. L’absence d’épouse se fait rudement sentir. A mesure que la soirée avance, le canapé éventré exhale des relents moisis et des puces.
La conversation est laborieuse. Toneco a vraiment une mémoire problématique – et surtout, il semble hypnotisé par la diode rouge du magnétophone. Il se rappelle avoir échangé un castanhal proche de la vila, il y a vingt ans de cela, contre 80 barriques de noix (l’équivalent d’un moteur de 15). Il l’a fait car il avait senti à l’époque que le prix de la noix allait monter. Le castanhal appartenait à un Zósimo, mort depuis à Macapá, mais le nom de la colocação est « Mané Preto ». Nous demandons à Toneco qui était ce Mané Preto qui a laissé son nom, et Toneco dit qu’il l’ignore, et que ce nom est dû au fait que le saut le plus proche s’appelle également Mané Preto. Nous avons beau tourner la question dans tous les sens, il n’attache aucune importance qu nom du lieu.
(Une partie de mon malaise vient du fait qu'il me rappelle le chanteur Christophe, voix comprise:)
Il n’a jamais su ce que signifiait le développement durable, se rappelle avoir assisté à des réunions mais confesse qu’il s’y ennuie et n’y prête pas attention. Il a également oublié comment s’est déroulé le processus de certification de son site de collecte, malgré l’insistance de Nego qui lui rappelle qu’il fut le premier à l’obtenir (pour cela, il faut justifier que l’on ne fait pas travailler d’enfant en âge scolaire et que le site n’est pas pollué).
Lorsque je lui parle de la chasse, il insiste sur le fait que celle-ci ne sert « que pour manger ». Il préfère travailler à la roça, dans l’abattis. Mais l’abattis, n’est-ce pas également « pour manger » ? Oui, reconnaît-il, mais c’est moins dur, « le travail est plus léger ». J’ai du mal à comprendre le pourquoi de ces paroles. En désespoir de cause, je me tourne vers Benedito, son frère aîné, qui se révèle bien plus précis.
Entretien avec Benedito Baía. Il se désigne comme caboclo. Selon lui, les Indiens les qualifient d’amazonas. Il se rappelle le passage de quatre Wayampi, Orlando, Nonato et Sarapó (il ne se rappelle plus le nom de la femme qui les accompagnait). Quand on l’interroge sur les anciens habitants, il récite sans faillir le nom de tous les occupants des bouches d’igarapé, information très précieuse. Il est cousin de Biló, cousin également, du côté maternel, de Zé Laranja (le côté maternel est manifestement prédominant dans l’expression de la parenté). J’aborde la question du Curupira : il ne veut pas en entendre parler.
Il parle du mauvais œil, de la malignité des bêtes, et des moyens de s’en prémunir.
Extrait de l'entretien avec Benedito Baia:
"Je vais vous dire une chose, à vous tous. Nous, ici, lorsqu'on attrape une maladie qui vient de la forêt, qui vient de la forêt et qui s'installe ici, on en voit beaucoup qui vont chez le docteur ; le docteur ne sait pas ce que c'est que cette maladie : "Va chez le benzedor (le diseur de prières) car lui il sait!" Parfois c'est une méchanceté d'une bête de la forêt, quelque chose qui vient de la rivière, alors le benzedor fait ses aspersions et on est bien à nouveau. Et chez le docteur, tu peux mourir là-bas, il ne saura pas ce que c'est ! Maintenant s'il s'agit de nous tirer le sang du corps, ça, c'est l'affaire du docteur. Ces histoires d'inflammations, là tu peux y aller. Mais la méchanceté d'une bête de la forêt, de n'importe quel animal qui porte le mal, va chez le bénisseur, c'est lui qu'il faut voir. Les sorts de la forêt le docteur n'y connaît rien.
Beaucoup d'animaux nous regardent d'un sale oeil, alors le caboclo se trouve mal. Parfois un animal quelconque jette le mauvais oeil, et tu te retrouves avec une fièvre... Le docteur voit bien que tu as de la fièvre mais il ne peut rien faire, il te saigne, il te retire tout ce qu'il peut, et la fièvre ne passe pas, car c'est une méchanceté de bête.
Il n'y a rien à faire. La caboclo va dans la forêt, et il est macumbado (ensorcelé), il ne tue aucun animal, c'est l'animal qui lui jette un mauvais oeil."
Il se détend progressivement ; Toneco commence à regretter son propre laconisme ; je le vois qui tressaille, prêt à intervenir. Enfin, il lâche discrètement : « Pois é, o cabôco é muito sabido, sabe muita coisa » (« eh oui, le caboclo sait plein de choses »), prélude à des récits de chasse et de rencontres dans la forêt. C’est le moment que choisit François pour fixer l’heure du rendez-vous de demain. Les géographes sont insensibles aux affres des anthropologues. Toneco se recroqueville : nous n’en saurons pas plus.
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