14 juin (jeudi) : Monte Dourado. Bloqués au poste d’essence, nous voyons les 10 heures approcher. Le sergent Morais, de la police militaire, n’a pas tenu compte du changement d’horaire, et nous avons donc patienté devant notre hôtel, assis sur nos valises, de 7h30 à 9h30 du matin. En réalité, nous parcourons trois postes d’essence : le premier pour l’essence elle-même (200 litres pour les transports en hors-bord), le deuxième pour le gazole (la police militaire nous transporte en échange d’un plein pour leur 4x4), le troisième pour l’huile deux temps. Roberto profite de cette longue attente pour me prendre à part et m’avouer que, venant de l’éducation sociale, il aimerait avoir des conseils concernant l’éducation environnementale. Je discerne en lui une attente qui confine à l’angoisse (il n’est en fonction que depuis un mois), et je le rassure en lui disant que nous aurons le temps d’en discuter à São Francisco. « Ce qu’il faut éviter avant tout, c’est la fuite en avant, la multiplication de projets inachevés qui finissent par ruiner l’organisation sociale ».
Pendant ce temps, deux malheureux extractivistes nous attendent là-bas, à Porto Sabão, à 50 km, pour nous embarquer. Reinaldo fait observer qu’il n’est pas très correct de les laisser attendre dans un endroit infesté de « piuns » - j’ignore ce que c’est, je ne tarderai pas à le découvrir.
Finalement, nous arrivons à Vila de São Francisco à midi passé. Anna admire les sapopemas (les racines arc-boutant) Roberto et Aurinês font le tour du propriétaire et, à notre grande surprise, repartent immédiatement.
Le directeur de la coopérative nous examine avec méfiance : personne n’a songé à lui expliquer ce que nous venions faire ici. Il nous emmène d’autorité rendre visite à une famille résidant en contrebas, sur le fleuve Jari, famille qui n’est pas membre de la coopérative. Peu après il s’éclipse avec son bateau.
La maîtresse de maison s’appelle Dona Maria Helena. Elle est entourée de filles adoptives et « d’agregados », des employés ou des amis qui logent chez elle. Elle est heureuse de nous voir et accepte avec joie mon répulsif. Les piuns, je le sais maintenant, sont la désignation locale de minuscules taons nommés ailleurs borrachudos. Non seulement ils sucent le sang, mais ils le font comme des sagouins, en laissant une plaie ouverte dont le sang coule longtemps après leur départ. Une heure après, la plaie est infectée, grossit, s’emplit de lymphe, puis de pus – du moins chez ceux qui n’y sont pas habitués.Le mari de Dona Maria Helena est mort il y a deux ans. Elle-même a souffert d’un cancer ; exilée à Macapá, elle a demandé aux médecins à rentrer chez elle pour y mourir. Une fois de retour, elle a guéri. Elle a soixante-six ans, et comme la majorité des habitants elle est arrivée ici en 1961 en provenance de Breves, dans l’île de Marajó.
Elle nous parle du « temps de l’esclavage » lorsque le colonel Zé Julio et ses hommes de mains (qu’elle appelle carrascos, des bourreaux) faisaient régner la terreur dans la région. Elle évoque le caporal Cesário, qui a remonté le fleuve Jari et a fait prisonnier les hommes de main, pour arrêter finalement Zé Julio et son beau-frère Duca, libérant ainsi les seringueiros (collecteurs de latex). Comme j’ignore à peu près tout, à ce stade, de l’histoire du lieu, je ne comprends que des bribes, car tout est allusif. Souvent, elle consulte son fils adoptif Paulo, lorsque sa mémoire est défaillante.
Paulo a une voix grave, posée, et son regard porte vers le lointain : il est aveugle. Il se rappelle chaque détail, et les dates. Je demande à l’entour si l’on peut me raconter des histoires du vieux temps, le temps d’avant Zé Julio. « Il n’y avait personne » me dit-on. Personne, vraiment, même il y a deux cents ans ? « S’il y avait des gens ici il y a deux cents ans, ils sont morts » me répond doctement Antônio, un maranhense en visite. Sabá, qui écoute la conversation d’une oreille distraite, raconte alors qu’un homme, autrefois, a recueilli une fille de neuf ans et l’a gardée sous sa table, interdisant à quiconque de la toucher, la nourrissant de restes de repas. Lorsqu’elle a eu 18 ans, il l’a épousée. « Rendez-vous compte, conclut-il, les manières de ces gens-là ! » François et moi demeurons perplexes. D’après moi, Sabá condamne le procédé qui consiste à élever une fille sous sa table, à moins que ce soit plutôt le fait d’interdire à quiconque d’y toucher. Selon François, Sabá s’insurge plutôt contre la pression sociale qui voudrait régenter l’intimité des gens. Nous n’en saurons pas plus pour l’instant. Puis Sabá nous abandonne, et la conversation s’éternise. Ainsi, Dona Maria Helena nous explique les différents interdits qui règnent ici : pas de déforestation, obligation de ne faire de brûlis que dans les zones de jachère, auxquelles se joignent les interdictions surnaturelles : ne pas tuer plus que l’on ne peut manger, etc. Un beau discours qui sur la fin est souvent interrompu par des protestations : « on ne peut prélever une brindille sans être verbalisé ! » - expression que j’ai fréquemment entendue. Il est certain que les habitants de la RDS marchent en permanence sur des œufs : il ont une concession d’exploitation qui les autorise à exploiter certains produits de la biodiversité, mais ils ne peuvent les vendre que si leurs acheteurs ont obtenu une « convention d’utilisation de la biodiversité » auprès d’un organisme fédérale, le comité de gestion des ressources naturelles – c’est le cas avec la sève du bréu branco, jusque là utilisée pour calfater leurs bateaux, mais avec lequel Natura élabore un parfum et une ligne de produits. D’autre part, certains produits (ceux de la pêche et de la chasse notamment) sont rigoureusement interdits à la vente, mais leur consommation est tolérée…
L’agregado Antônio nous explique qu’il a travaillé quatre ans durant dans la Jari. Lorsqu’il a estimé avoir gagné assez d’argent, il a décidé de rentrer chez lui, dans le Maranhão. Malheureusement, il a choisi de se détendre quelques jours à Laranjal : il y a tout dépensé, et a dû s’engager comme collecteur de noix du Brésil.
De retour à São Francisco, nous laissons Sabá émerger de sa sieste. Il nous fait visiter la coopérative : un vaste bâtiment comprenant plusieurs salle : cassage des noix, stockage, séchage (un grand cylindre au souffle alimenté par combustion des coques), empaquetage sous vide, pressage, extraction et raffinement de l’huile de noix du Brésil. Devant ce beau matériel, nous comprenons la friction évoquée par Maria Helena : on ne sait pas bien, disait-elle, ce qui appartient à la communauté et ce qui appartient à la coopérative, pas plus que l’on ne sait, quand de l’argent arrive, s’il est destiné à l’une ou à l’autre. Il y eut également des tensions au sein même de la coopérative : le bâtiment a brûlé en 2002, lorsque la famille qui contrôlait jusqu’ici la coopérative fut expulsée. On ne sait s’il s’agissait d’une malveillance ou d’une manière de se débarrasser des archives. Jusque-là, en effet, la coopérative n’était absolument pas rentable, les fonds qui lui étaient destinés servant semble-t-il à alimenter d’autres intérêts de cette même famille, celle des Castelo. Les Castelo aujourd’hui vivent à Laranjal et ont obtenu un droit temporaire d’exploitation des fruits du camu-camu (un arbuste poussant sur les berges) dans la station écologique du Jari (qui relève de l’IBAMA). Sabá nous explique que la pression de la famille Castelo, en particulier de son principal représentant, Braz, était telle que personne n’osait s’exprimer lors des réunions. Cela nous renvoie au temps des intermédiaires (atravessadores) qui achetaient les noix pour une bouchée de pain ou en échange de produits manufacturés que le collecteur ne pourrait jamais rembourser. Le « temps des escravos » donc, expression stéréotypée semble-t-il.
Sabá nous explique ensuite que seuls les sites (colocações) les plus éloignés sont encore en phase de production. Pour les autres, la récolte est achevée, et les sacs sont le plus souvent déposés sur les rives, attendant l’arrivée des batelões, les pirogues renforcées qui les rapporteront jusqu’ici. Pour parvenir au bout de la zone exploitée de la réserve, il faut nous dit-il une journée de bateau et 150 litres d’essence (pour l’aller). Les batelões dont il parle sont vraiment beaux. Le fond est fait d’un tronc unique, creusé, puis aux bords écartés au feu. On y pose une armature sur laquelle est clouée le haut bord. L’ensemble fait environ 6 à 7 mètres de long pour 1,5 mètre de larges. On pourrait facilement y tenir à trente s’il y avait davantage de bancs. François m’explique que si les batelões sont lourd, ils ont une meilleure résistance aux chocs que les bateaux d’aluminium, surtout dans les rapides et dans les fleuves aux eaux troubles où l’on ne distingue pas les troncs immergés ni les rochers à fleur d’eau.
Sabá demande à ce que nous nous asseyions pour lui expliquer notre présence ici. Il a soudain l’air assez mal luné. François explique les attendus du projet DURAMAZ en ayant soin de ne pas prononcer le mot « évaluation ». Il s’agit pour nous, dit-il, d’observer les projets exemplaires afin de profiter de l’expérience brésilienne pour l’appliquer en France. En échange de la collaboration de la communauté, nous nous engageons à fournir des cartes avec le positionnement GPS des colocações.
Sabá se radoucit. Il nous explique les difficultés qu’il a dû traverser depuis l’éviction des frères Castelo, entre la reconstruction de l’usine (un don de Natura), les multiples pannes du groupe électrogène (nous apprendrons ensuite que les réparateurs ont retrouvé du sucre à l’intérieur) et les humiliations diverses, la principale étant que les noix, récoltées en Amapá, doivent transiter par le Pará pour éviter les sauts du Jari en passant par la seule route correcte, celle qui va de Porto Sabão à Monte Dourado. Or, non seulement ce transport est onéreux, mais la récolte a dû une fois subir un contrôle fiscal, et la communauté fut verbalisée pour n’avoir pas payé la TVA. Sabá eut beau expliquer que la récolte ne faisait que transiter, le garde se montra inflexible, et la communauté doit dorénavant s’acquitter d’une taxe forfaitaire qui ajoute encore au coût du transport.
Nous promettons, pour notre part, de ne lui causer aucun souci. Il nous annonce qu’il peut nous accompagner demain et après demain (vendredi et samedi) en amont, mais qu’il veut être rentré dimanche pour dire les prières (il est le rezador de la communauté). Lundi, il remontera à son tour pour aller chercher sa récolte, nous pourrons l’accompagner mais devrons nous arranger pour trouver un transport de retour, si nous voulons être rentrés mercredi.
Cela n’arrange pas nos affaires. Nous décidons de remonter l’Iratapuru au plus vite, car nous craignons les départs reportés. Nous nous mettons en quête d’un batelão, et nous apprenons que Chiquinho, réputé être un pilote émérite (il a accompagné l’expédition qui a reconnu les limites du Parc National Tumucumaque), se rendra dans sa colocação demain matin, avec son saisonnier.
Nous faisons un dîner rapide (riz-sardines à l’huile), le ciel est étoilé, il y a des éclairs dans le lointain, et nous filons nous coucher.
Rédigé par : |