13 juin (mercredi) : Monte Dourado (Pará). Nous sommes logés à l’hôtel Vanguarda, deux étages sur cour avec promenade en balcon. Ce matin, un tour à Laranjal, juste en face de Monte Dourado. Le nom officieux de Laranjal do Jari est le Beiradão, qui désigne un bordel en bordure de rivière. L’origine de Laranjal vient du besoin de délassement des employés des entreprises successivement implantées à Monte Dourado, ville planifiée.
A Laranjal, pas de planification urbaine, la berge est composée d’une accumulation de maisons sur pilotis avec évacuation directe dans le fleuve. Une partie de ces maisons ayant brûlé, la municipalité a interdit tout construction nouvelle et a planifié un aterro (remblais ?) où des maisons en dur seront construites. Les rues sont animées, les quartiers de bœuf succèdent aux rangées de hamacs et il règne sur tout cela une odeur douceâtre de viande marinée. Avec Reinaldo, nous traversons le fleuve Jari dans la barge gratuite et nous tombons sur Roberto, gérant, administrateur local de la SEMA, ainsi que sur le sergent Morais, du bataillon environnemental de la Police Militaire, qui se chargera de nous transporter jusqu’au Porto Sabão, point d’embarquement pour la RDS.
Il me semble que Roberto est bien jeune pour cette fonction. Il vient, dit-il, de l’administration du Tribunal Judiciaire et sa tâche, pour ce qui est de la ville de Laranjal, consiste principalement à lutter contre la pollution sonore, un projet ambitieux si j’en crois mes oreilles. Par ailleurs, il supervise la RDS et fournit appui logistique et administratif tant aux habitants de la réserve qu’aux chercheurs qui, comme nous, souhaitent y entrer. Rendez-vous est pris pour un départ le lendemain à 9h.
Alors que nous nous apprêtons à retraverser le fleuve, nos achats effectués (talc, cigarettes et sabre d’abattis pour moi), nous tombons sur le président de la COMARU, Nego, qui nous annonce son départ immédiat pour la RDS. Comme nous sommes restés un jour de plus justement pour le rencontrer, nous sommes déçus ; mais il sera là à notre arrivée là-bas, dit-il, et nous pourrons nous entretenir in loco. Il porte à la ceinture un porte-clef tour Eiffel semblable à ceux que j’ai distribués à Oiapoque ; c’est un don de son père, Arraia, qui fut invité à Paris lors de l’inauguration de la boutique Natura.
Après-midi : entretien avec Rafael de Almeida, directeur du secteur de développement technique au sein de la Fondation Orsa, chargée de gérer l’enveloppe sociale du groupe multinational Orsa (industrie papetière et forestière, emballages). L’entretien porte sur l’action de la Fondation dans le Jari. Le groupe Orsa a racheté l’exploitation Jari Celulose il y a treize ans. La Fondation gère en priorité les projets liés à l’enfance et à l’adolescence. Dans le Jari, les expériences sont davantage tournées vers l’économie sociale, le micro-crédit, et la formation professionnelle dans la filière bois : chaîne de production forestière, menuiserie, action embrassant trois municipes : Almeirim (Pará), Laranjal do Jari et Vitória do Jari (Amapá). Leur point focal est le développement territorial autour de l’usage de la biodiversité. Dans leur politique d’exploitation forestière (c’est-à-dire ce qui ne touche pas à la plantation d’eucalyptus), ils cherchent à développer des produits ou des usages autour d’essences inexploitées, tel l’Angelim Vermelho. Outre sa dotation (1% des bénéfices avant impôts, soit environ 2 millions d’euros), la Fondation Orsa bénéficie des infrastructures de la Jari Celulose (eucalyptus, pâte à papier) et de l’expertise forestière du groupe Orsa Florestal (exploitation forestière). L’Orsa embalagens (emballages et cartons) est l’entreprise mère.
Dans les trois municipes considérés, la population est de 86000 personnes en zone urbaine, affectées par le chômage, la prostitution, la violence, l’accès limité aux réseaux d’assainissement) et 14000 personnes en forêt, soumises à la pression des exploitations forestières illégales et à la pression foncière. 86% des communautés considérées ne font l’objet d’aucun projet spécifique. 74% de la population n’a eu accès qu’à l’école élémentaire.
Le marché local se fait à 36% au profit d’intermédiaires ; pour le reste, la production est absorbée essentiellement par la ville d’Almeirim, le reste par Macapá.
La production d’aliments frais est si pauvre que les cantines d’entreprises font venir les aliments de Belém voire de São Paulo.
Les carences de l’agriculture locale seraient dues à l’absence d’esprit d’entreprise, à un assistanat très ancré, et à la prégnance des contrats informels.
Pour développer des chaînes productives, la Fondation s’intéresse à divers végétaux, dont le Curauá, une broméliacée fournissant des fibres servant à doubler les sièges de voitures (transformées à Santarém, Pará). La Fondation encourage également la production d’eucalyptus dans les aires dégradées. Autres projets prometteurs : la production de primeurs (pour les restaurants et cantines locaux), l’açaí, baie du palmier du même non, très énergétique, la noix du Brésil, le miel (d’eucalyptus), et enfin la mise en place de conseils communautaires.
La compagnie Jari, propriétaire d’un domaine vaste comme la Belgique, s’efforce de régulariser les implantations humaines anciennes et de lutter contre l’occupation sauvage – selon la législation brésilienne, tout propriétaire ou exploitant installé en Amazonie se doit de préserver 80% du couvert forestier, parcelle qui doit faire l’objet d’un plan de gestion durable. La Fondation a fait de Bituba une communauté pionnière dans le domaine de la gestion communautaire, centrée sur la filière bois.
L’action de la Fondation s’exerce au travers de structures d’appui itinérantes, pour appuyer ponctuellement les populations locales.
La Fondation s’efforce également de développer des coopérations techniques à l’échelle nationale (le SEBRAE, service brésilien d’aide aux PME) ou internationale (en Allemagne avec le groupe GPZ, en Hollande pour des programmes d’échanges).
La Fondation gère directement trois projets locaux : un programme d’exploitation de graines pour la production d’artisanat, de bois pour la fabrication de meubles, de confection pour la fabrication d’uniformes, en lien avec les coopératives de femmes. L’objectif est d’inciter les communautés à pénétrer le marché des entreprises et à créer un marché des produits de la forêt.
Selon Rafael, la question foncière est la plus cruciale, celle dont dérivent toutes les autres. Par l’implantation « d’unités de développement territorial », on crée des noyaux de référence, d’information et d’appui qui permettent de contrôler ou d’inhiber les activités prédatrices. La politique environnementale de la région est hantée par la catastrophe écologique qu’a connue le sud du Pará, aux forêts dévastées. La pression des entreprises forestières s’exerce également ici, cherchant à pénétrer par le nord-ouest (du côté d’Almeirim), en incitant les communautés à se déplacer contre une indemnisation afin d’exploiter la région, quitte à racheter leurs plans de gestion.
La noix du Brésil est le produit phare : elle rapporte 8450 réaux (environ 3000 euros) par an à l’exploitant et à sa famille, soit l’équivalent de deux fois le salaire minimum. Cette somme est perçue en 6 mois, et non en un an, ce qui peut créer des distorsions dans l’estimation. Parmi les autres produits de la région, la Fondation estime contrôler l’intégralité de la chaîne de production de l’eucalyptus. Le manioc devrait faire l’objet d’un plan de soutien à la transformation en farine, afin de favoriser l’autosubsistance (il y a quelques années encore, dit Rafael, les habitants de l’Iratapuru ne produisaient pas leur farine, et la faisaient transformer à Laranjal) ; le miel, la noix du Brésil et l’açaí.
Un grand problème est de favoriser le développement social et économique sans pour autant créer d’appel d’air à des populations migrantes qui déséquilibreraient les programmes.
Tous les efforts portant sur le développement de l’activité économique se fait à travers une incubatrice de projet, en partenariat avec le groupe allemand GTZ : la COMARU fut un des projets incubés. Par ailleurs, des fonds en provenance du Japon ont permis de financer la formation de jeunes issus des communautés, dont Roberto, administrateur local de la SEMA, fut un des premiers à bénéficier, et Eudimar, président de la COMARU, un des bénéficiaires parmi les plus exemplaires.
Le projet curauá (cette fibre tirée d’une broméliacée) est en phase avancée : la première étape concernait 15 familles, pour atteindre 200 familles en 2010.
L’entretien avec Rafael est plaisant : il ne prétend pas agir au nom d’un idéal humanitaire, il rappelle à chaque occasion qu’il s’agit d’une obligation imposée par la loi à toutes les entreprises dépassant un certain volume d’affaires. Par ailleurs, la paix sociale n’est jamais trop cher payée. Il est 17 heures passées, nous sommes en retard pour nos prochains rendez-vous, aussi décidons-nous de scinder l’équipe : François-Michel et Anna rendront visite au responsable des relations institutionnelles du groupe ORSA, et Reinaldo et moi allons rencontrer Roberto en tête à tête, à la SEMA. Nous devrons lui appliquer le premier questionnaire « acteur », c’est une lourde responsabilité.
Quarante minutes de retard : Reinaldo slalome avec sa moto entre les cyclistes, les piétons, les chiens et les voitures, dans l’unique rue de Laranjal, tandis que chacun court en tous sens pour s’abriter de la pluie. Je lui fais part de mon souhait de mourir de préférence à Macapá, ce qui éviterait à mon corps un rapatriement long et coûteux, avec rupture probable de la chaîne du froid. Selon Reinaldo, le lieu où l’on meurt n’a aucune importance ; il lève le pied cependant.
Parvenus à la SEMA, nous découvrons que Roberto n’est pas seul : il est accompagné d’un administrateur de Macapá qui se réjouit de répondre à nos questions.
Après trois heures d’entretien à la Fondation ORSA, je n’ai plus la même vivacité d’esprit. Je devrais appliquer le questionnaire à l’administrateur local, Roberto Rivelino Cardoso Serra, mais son collègue Aurinês Sousa Siqueira, chef de division du secteur administratif, qui s’est assis à son bureau, mobilise la conversation. Ce qui se dégage de l’entretien est que tout accompagnement de projet financé par la SEMA est tertiarisé. La politique environnementale répond à deux agendas : l’agenda vert, concernant l’environnement, et le marron, qui concerne l’exploitation agricole et l’occupation des sols. Ces deux agendas sont supervisés par Jesse James. J’apprends également que le IEPA est en charge de la recherche et la SEMA, des licences et de l’éducation environnementale. On a mis en place une politique de capacitation d’agents environnementaux communautaires : après deux semaines de formation, ils reçoivent une casquette et un certificat, mais pas de salaire.
Pour ce qui concerne la RDS, je retrouve une tonalité familière, celle de la Fondation Nationale de l’Indien : les locaux de la SEMA servent en effet de base d’appui et d’hébergement pour les extractivistes de passage en ville, désemparés. La radio reste allumée jusqu’à 22 heures, au cas où une communauté appellerait à l’aide.
L’agent financier de la SEMA est le PRONAF, le fonds d’investissements pour l’agriculture familiale, en partenariat avec la Banque d’Amazonie.
La priorité de la SEMA, m’explique Roberto intimidé par la présence d’Aurinês, est d’éviter que ne s’instaure un esprit de compétition au sein des communautés, par la multiplication des associations et des coopératives. Il faut également responsabiliser les responsables communautaires, habitués à une politique d’assistanat qui jouait la carte de l’exemplarité sociale sans se soucier de viabilité économique – allusion au gouvernement de João Alberto Capiberibe, le très populaire gouverneur de l’Amapá entre 1995 et 2002.
Quant aux parcours biographiques de mes deux interlocuteurs, ils ne convergent qu’en ce qui concerne leur niveau de formation (scolarité complète). Pour le reste, Aurinês est de Macapá mais a passé neuf ans à Rio, dans l’administration de la Marine Nationale. Ce sont ses visites aux réserves naturelles marines qui ont éveillé en lui le souci de l’environnement. Roberto est quant à lui un produit de la Fondation Orsa : il a bénéficié de bourses de formation et a rejoint la Fondation comme éducateur social, avant d’intégrer la fonction publique (judiciaire puis environnement).
Au moment du départ, Aurinês nous annonce que Roberto et lui nous accompagneront à la Vila de São Francisco, porte d'entrée de la RDS. Nous pourrons loger dans la base locale de la SEMA. Il précise que le départ aura lieu à 7h30 du matin, et non à 9h, pour éviter les encombrements au moment d'emprunter la barge.
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