Mardi, 8h10. Je me réveille dévoré par les puces.
La plupart des entretiens ne donnent rien. Ou parce que je ne comprends ce que les vieux racontent, où parce qu’ils sont terrorisés par le magnéto. L’anthropologie est une pratique réflexive : l’interlocuteur doit connaître les arcanes du métier pour se lancer dans des propos exploitables.
Récapitulons : ce matin, nous sommes allés à la colocação de Toneco, à environ 1h30 d’ici. Son frère Benedito n’y étais pas, aussi ai-je laissé François et Anna parcourir les piques (sentiers) et suis-je rentré avec Sabá, qui m’a suggéré d’aller rendre visite à son père, Zé Laranja.
Il vit un peu en amont de São Francisco, avec son épouse devenue aveugle (glaucome). Nous avons fait le tour de la roça puis du verger (bacaba, bacuri, cupuaçu, tangerina, laranja, açaí et bien sûr castanheira) puis j’ai enregistré un début de conversation, lui paralysé de terreur, avec un coq qui chantait sans arrêt et les enfants qui sautaient sur le plancher. Comme Sabá m’avait prévenu qu’il repasserait une heure plus tard, il m’a été impossible de le mettre à l’aise et d’entamer une conversation anodine. Il m’a expliqué toutefois que sa passion était la pêche mais qu’à deux reprises la mère des poissons lui avait lancé un avertissement (une décharge électrique en pleine eau, puis le visage déchiré hors de toute cause apparente) ce qui l’y a fait renoncer.
De retour à São Francisco, Sabá me prend à part : il veut savoir si je suis responsable de l’expédition. Il se plaint du temps passé à nous conduire, quand ses noix attendent, là-haut, d’être rapportées. Il veut un salaire journalier. Je lui rappelle que c’est le président de la coopérative qui a voulu faire ce voyage, pour que nous prenions les points GPS et offrions à la communauté un plan aussi clair que possible des limites des castanhais. Il en convient.
Un peu échaudé, je retourne chez Benedito Baía pour poursuivre l’entretien d’hier. Je sais cependant qu’avec les longs silences de Zé Laranja je n’ai presque plus de bande, et plus de cassettes.
Benedito est là, qui m’attendait. Prudemment, je m’assois par terre, et vois surgir, depuis le fond de la maison, un hocco apprivoisé. Notre conversation porte sur la Mère de la forêt, et sur les visagens, qu’il appelle « misura » : les esprits des morts.
De retour à la base, je reçois la visite du frère de Raimundo « Pipira » : il s’agit de Uelinton Lopes Frazão, qui a comme son frère des traits amérindiens. Il est arrivé il y a cinq ans, appelé par son oncle maternel Osvaldo Vieira Fonseca. Son grand-père était Mateus Rodrigues Fonseca. Il vient d’un site en aval de Laranjal, mais très tôt sa mère est allée travailler à Santana. Il y a étudié jusqu’à la 8e série (notre 4e). Ses parents sont séparés, son père est à Cayenne (légalisé). Il a quitté Santana car il commençait à fréquenter des gangs et à se droguer. Il a à présent 23 ans, il a travaillé dans la colocação Pirara, en amont du saut de Pau Cortado, ainsi qu’à Santa Clara. S’il est à São Francisco à présent, et non pas en amont en train de travailler, c’est que son oncle l’a dispensé : il n’était pas satisfait de son travail. Il semble que Uelinton ait gardé de sa fréquentation des « gangs » une saine aversion pour l’autorité, c’est le motif de la dispute avec son oncle.
Il apprécie la paix de la communauté ; il m’explique qu’en dehors de la saison des noix, il y a des travaux collectifs – mutirões – d’entretien auxquels chacun se plie. Les herbes hautes qui nous entourent seront fauchées dès que la transformation des noix sera achevée.
Il ne souhaite pas devenir associé de la coopérative car explique-t-il, « leur seule idée est d’assujettir, de contrôler ». Il veut aider la communauté mais pas la coopérative. D’ailleurs, rappelle-t-il, lorsqu’il a voulu travailler dans la fabrique d’huile, on le lui a refusé, au motif qu’il n’était pas membre ; or, quelque temps après, on est venu le solliciter pour nettoyer en mutirão les abords de la fabrique : « Comment pourrais-je vous aider si je ne suis pas sócio ? » a-t-il répondu.
Il y eut bien, autrefois, une tentative de créer un conseil communautaire destiné à faire contrepoids à la coopérative. L’initiative en revint à un certain Jaime, et lui-même devait en faire partie. Mais cela n’a pas fonctionné.
Ce qu’il aime, ici, ce sont les fêtes : les fêtes du mois de juin (St Antoine, St Pierre), où coule la boisson – mais il n’y a rien à manger – ainsi que la fête des mères.
Il a déjà attrapé cinq fois la malaria, mais c’est la seule maladie pour laquelle les remèdes ne manquent jamais ici.
Plus tard, à l’heure du dîner, Dona Rosa, l’épouse de Sabá, vient préparer notre repas accompagnée d’une ribambelle de nièces. Elle rit quand elle m’explique que les vieux ont un vocabulaire à eux ; « blessure », par exemple, se dit pereba. Je lui raconte l’histoire de la mule sans tête. Ici, dit-elle, les gens parle beaucoup de visagem, visão, misura. Il y a également une Cobra Grande dans la cachoeira de Sant’Antônio qui apparaît dans les fêtes sous forme d’un jeune homme qui prétend s’appeler « Rosinha » ( ???!!!).
Elle a perdu beaucoup d’enfants. On a failli l’opérer à Laranjal mais son père a fait une promesse en son nom à São Benedito de Gurupá ; en cinq jours, elle était guérie. Elle a acheté un ruban vert de sa hauteur et de son tour de taille et elle est allée l’attacher autour de la taille du saint, à Gurupá. Ses mains tremblaient lorsqu’elle fut face à lui.
Il existe également, dit-elle, un couple de botos (dauphins d’eau douce) enchantés par ici : quiconque les aperçoit mourra dans l’année. Pour les misura, elle dit qu’il s’agit des esprits des morts (assombrações) mais elle a du mal à croire qu’un catholique puisse errer sur terre après sa mort ; et pourtant, cela arrive souvent.
Elle me parle enfin des comidas remosas, celles que l’on ne doit pas manger en cas de blessure ou de maladie : le hocco, le tapir. Bizarrement, le pécari n’est pas remoso. Il existe donc, ici aussi, un vaste système de classification des aliments dont on peut supposer qu’il renvoie aux notions de corps ouvert ou fermé, vulnérable ou protégé.
Avec François, nous relevons quelques particularités du vocabulaire local. Pereba = blessure ; varar no mato = marcher dans la forêt ; mariscar = « récolter » des animaux ; defamar = violer, dépuceler. Concernant les bateaux, il y en a trois types : la catraia, hors-bord en aluminium, dit généralement voadeira. Le batelão, destiné au transport des noix, monoxyle renforcé. La rabeta : pirogue équipée d’un moteur de poupe ressemblant fort à une débroussailleuse. Ils ont également des termes spécifiques aux sauts de la rivière, qu’ils appellent selon la force et la hauteur cachoeira ou corredeira. En aval des sauts, ils distinguent différents états de courant et de profondeur : le manso et le remanso, le poção (le puits) où se réfugie les poissons.
Mon sentiment, à l’heure de quitter São Francisco, est mitigé. J’ai l’impression qu’il n’y a pas ici de profondeur temporelle, ni de curiosité à cette égard. Les gens d’ici vivent très bien sans remonter au-delà de 50 ans en arrière – comme le suggérait Toneco en disant que la colocação Mané Preto s’appelait ainsi à cause du saut le plus proche. Il est possible également – mais c’est une hypothèse – que cette apparente « pauvreté en monde » est due au très jeune âge que les premiers arrivants avaient lorsqu’ils se sont installés. Beaucoup d’entre eux ont quitté Breves à l’adolescence, et sont venus seuls, ou accompagnés d’un frère plus jeune ou plus âgé. Ce n’est pas le cas de tous : certains, comme Biló ou Basílio étaient hommes faits ; mais la question demeure de savoir quelle part des représentations anciennes ils ont apporté avec eux, quelle pertinence celles-ci pouvaient avoir dans un milieu différent, et quelle sociabilité aurait permis une mise en commun du patrimoine oral relatif au passé de la région. Habitat dispersé, difficulté à se faire une place sans doute parmi les primo-occupants collecteurs de caoutchouc ou chasseurs de jaguar, qu’ils ont comme occultés de leur mémoire, alors que le « temps de l’esclavage » - qui ne les a nullement concerné – fait l’objet de narrations fragmentées. Qui donc leur a parlé de Zé Julio, de Cesário, sinon ceux qui furent les victimes du système de l’aviamento ? Y a-t-il une forme d’amnésie volontaire ? De ces hommes qui ont souffert, on ne parle jamais.
Enfin, la création de la coopérative et l'installation des familles dispersées à la Vila de São Francisco ne semble pas faire l'objet d'un récit collectif, si l'on excepte, partiellement, l'histoire de l'expulsion des Castelo, les "usurpateurs". Nul doute qu'il s'agit là d'une question de temps: une communauté relativement préservée, nantie d'un vaste espace dont à peine 10% sont exploités, n'éprouve pas le besoin de s'engager dans une processus de mobilisation. Que la RDS soit mise en cause - et elle leur a été concédée sur un plateau, sans lutte particulière, par l'entremise des Castelo qui, s'ils ont "conscientisé les habitants, font aujourd'hui l'objet d'un rejet), et nous verrons peut-être les fragments du passé s'organiser et former une histoire cohérente, de lutte et de participation collective.
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