25 août.
J’ai envoyé Kelson, pilote du Peixe-Boi, se renseigner au sujet de Dona Cecilia, la pajé Galibi-Marworno qui exerce à Oiapoque. Je voudrais lui dire que j’ai le mauvais œil, que je tombe malade chaque fois que viens ici. Il faut dire que la ville d’Oiapoque se prête à la déprime. Il n’y a rien à faire, à part acheter des Havaianas et un drap, peut-être. Je fume un peu, le moins possible. Kelson revient et me dit qu’elle est, en effet, une pajé très puissante.
Je suis donc allé la voir, dans sa boutique de fruits et légumes : m’entraînant à l’arrière, elle m’a demandé, les yeux brillants, 300 reais dont 150 d’avance pour me faire des bains et deux « travaux » (session de chant et de prière). Elle insistait pour me présenter sa fille, une adolescente sans charme particulier. Quand je suis repassé à 13h pour récupérer mes bains, elle avait déjà oublié mon nom et m’a demandé si je pouvais prêter 50 reais à sa fille. Alors je lui ai dit avoir perdu confiance, que je préférais tout arrêter et considérer mes 150 reais comme perdus. Elle s’est alors excusée, m’a dit qu’il s’agissait juste d’une « expérience », m’a pris le bras et l’a embrassé.
« Je n’ai vu aucun pajé réclamer de l’argent » lui ai-je dit. « Ah oui ? Eh bien ici c’est comme cela », m’a-t-elle répondu.
En fait, je voulais dépenser cet argent pour avoir l’esprit tranquille, comme cela je perds l’illusion que quelqu’un d’ici pourrait me guérir – de quoi, d’ailleurs ?
Lundi je devrais partir pour Kumarumã, si Dieu le veut – et là, sans doute, commenceront les demandes sans fin d’hameçons et autres cadeaux, sans parler de l’inquiétude liée au sort de mes affaires abandonnées.
Une chose est frappante dans cette ville, c’est l’agitation permanente : les gens ne sont jamais tranquillement assis dans un bureau, ils sont toujours en route pour une réunion, pour aller chercher quelque chose et revenir, avec toujours cet air de préoccupation et de hâte. Je suis venu ici pour faire un travail et je fuis le travail tant les conditions sont pénibles. Je manque de données objectives sur les dates, les formes de leur organisation. Quand je vais à la FUNAI, je n’ai qu’une hâte : m’en aller, parce qu’on dirait toujours qu’on dérange, que les fonctionnaires sont trop occupés pour répondre. Ils ne proposent pas de solution et ne sont intéressés par rien. J’ai expliqué à Romildo dos Santos, le chef de poste de Kumarumã (fils du conseiller municipal Felizardo) que j’avais dû rentrer en France à la suite d’une pneumonie, et cela ne l’a nullement intéressé, il ne m’a posé aucune question ; il voulait juste savoir si je lui avais apporté un appareil numérique.
26 août, logement de l’IBAMA, 7h.
Je me réveille abattu, et je me mets à songer à l’attitude que les Indiens ont toujours eu ici : réclamer, demander des choses, exiger un « retorno » (le « retour ») quand il n’y a jamais eu « d’aller », c'est-à-dire que jusqu’à présent ma recherche n’a pas progressé d’un pouce : nul ne s’y est prêté. Je ne reçois aucune aide, aucune information. Chico a passé la journée d’hier avec les gens de la TNC sans m’en parler, désireux sans doute de mettre au point les ateliers que le Iepé va prendre en charge.
Kelson, le pilote qui est hébergé ici pour l’instant, est venu me voir tout bouleversé : une guérisseuse lui a révélé qu’il était ensorcelé par sa nouvelle petite amie (il est séparé de sa femme depuis six mois) et que de ce fait, il ne pouvait lui refuser l’argent qu’elle lui réclamait. Le résultat, selon lui, est qu’il lui a versé 8000 réaux en six mois, alors qu’il ne touche qu’un salaire minimum – 300 reais (c’est pourquoi il est venu en ville avec dix buffles qu’il abat et vend progressivement). Cette guérisseuse lui demande 200 réaux pour défaire le sort qu’elle a elle-même lancé.
11h : j’ai appelé Chico pour savoir l’heure de la réunion FUNAI/APIO/TNC et j’apprends que je n’y suis pas convié, que l’on me tiendra informé. Je comprends ce que cette réunion peut avoir de gênant pour Kléber (directeur de l’APIO), sa mère Vitória (Secrétaire de l’Etat d’Amapá aux affaires Indigènes) et sa tante Estela (Administratrice régionale de la Funai) mais je vois aussi confirmation du fait qu’il y a bien des choses qui demeureront cachées.
Déjeuner chez Rona. Marcos Cunha, le directeur du Parc National, est venu en famille, et me propose de travailler pour l’IBAMA, en entamant mon programme de recherche, en échange de quoi il pourrait me fournir un pilote et du combustible pour m’emmener où je veux. Je lui ai dit que je me considérais en dette à leur égard et que tout travail que je pourrais faire pour eux serait le bienvenu.
Puis fait un tour avec Kelson, pour savoir si le bateau des Galibi Marworno partait demain ou après-demain, et je n’en sais pas plus à cette heure. Croisé Sérgio, le directeur du Musée, avec Fabiano le chef de poste de Kumenê, ivre, qui m’a dit d’aller le voir là-bas pour que nous puissions discuter. Il m’a dit également qu’il y avait là-bas, à Kumenê, un Turé, qui malheureusement s’achèverait ce soir. C’est la saison des Turés, en effet ; ceux-ci se multiplient, mobilisent toutes les ressources de la communauté. Le cercle se forme, les mâts sont dressés, les bancs du pajé en forme d’animaux sont posés.
Le 12 octobre, jour des enfants, est même organisé un Turé qui leur est spécialement destiné. Chico m’en parlait hier au musée : il y a vingt ans, jamais des enfants n’auraient participé à un Turé. Ils n’auraient même pas eu le droit de le regarder. C’est donc qu’il y a une resignification du Turé en fonction de nouveaux objectifs : il ne s’agit plus de remercier les karuãna (esprits tutélaires du pajé) mais de renforcer l’identité collective et de l’ancrer chez les enfants. C’est ce que Terence Turner (cité par Jean-Philippe Belleau dans sa thèse Sociologie des mouvements indiens au Brésil) disait des Kayapó : ils présentent des projets pour renforcer leur culture et ils renforcent leur culture en présentant des projets.
J’ai aussi connu Lauro, l’agent de l’IBAMA qui remplace Pedro. Il rentrait d’une mission à grande échelle au sud de Santarém. Au début, très bonne entente, mais plus nous avancions dans la journée plus je devenais inquiet à l’entendre suggérer que la légitimité l’emportait sur la légalité, puis exprimer un grand amour pour les armes lors d’une visite à la Police Fédérale – mérites comparés du Taurus et du je ne sais quoi. Lauro a raconté ce qu’il avait vu dans sa mission dans le Pará, immenses espaces dévastés par les grileiros, et il a montré les clés de contact de différents bulldozers qu’il avait subtilisées. J’ai compris alors ce qu’il entendait par « légitimité ». Le ton est monté, je lui ai fait valoir que les conducteurs de ces bulldozers pourraient lui répondre par la légitimité de devoir nourrir leur famille, et qu’on voit mal, dès lors, quelle « légitimité » devrait l’emporter. Hors la loi, pas de salut.
Puis Lauro a passé l’après-midi enfermé dans l’ancien bureau, l’air conditionné allumé, sans sortir, sans rien dire. Tous doivent éprouver un sentiment d’impuissance et de vanité de toute action : la forêt les ignore et les milliers d’affamés qui la grignotent sont insaisissables. Rona même n’a pu savoir qui venait chez lui pour tuer des centaines de toucans, vendus ensuite à St Georges. Il a préservé son coin de terre pendant des années, les toucans venaient s’y reproduire, trouvaient tous les fruits qu’ils voulaient, et quand ils ont atteint une certaine concentration : bang, bang. Il n’en est plus resté. Les Guyanais mangent tout, et les Brésiliens – Indiens compris - pillent leur forêt pour les alimenter.
Lauro répète qu’il serait bon que l’humanité disparaisse, mais je ne me sens pas capable, plus capable, d’être d’accord avec lui. Il m’expliquait que ce qui se déroule ici est une guerre, ou quelque chose de similaire, et qu’il faudrait prendre les armes pour venger la nature des outrages qu’elle subit. Survolant en hélicoptère le front pionnier avançant dans la région dite du Bico do Papagaio (ouest du Para), il a perçu l’impuissance de contrôler une destruction d’une si vaste dimension : la fumée et les cendres s’étalaient à perte de vue. Et quand l’hélicoptère se pose, il n’y a personne en vue, juste, parfois, du matériel abandonné.
Il y a, oui, de la violence, de la souffrance, des morts, il y a des « laranjas » (prête-noms) qui se tiennent là avec une vache ou un enclos de porcs pour réserver la terre au grileiro (accapareur de terres publiques) qui les emploie. Personne n’a conscience en Europe de l’ampleur de cette illégalité, ni de ce que représente réellement un front pionnier. L’immense destruction, la dévastation, le gâchis, les centaines, puis les milliers d’hommes prêts à réduire en cendre cette nature qu’ils ont face à eux. Pas d’état d’âmes ? Pas de pitié ? De la haine, peut-être ?
Un petit film qui montre ce qui reste de forêt aux abords d'Oiapoque:
Téléchargement abords_doiapoque_fk.mov
Un ami, avant mon départ, me racontait la conversation avec des rabatteurs de Greenpeace, à Paris : mais vous avez complètement faux ! leur expliquait-il. Le seul remède à la destruction de la nature c’est le contrôle des naissances ! Un enfant par couple, voilà ce qu’il faut imposer ! Et il semblait satisfait d’avoir découvert la solution définitive, celle qui lui évitait de financer Greenpeace. Il est sûr qu’il n’y a aucun remède à la destruction de la nature, là où elle est la plus riche, la plus diverse, tant que la démographie de ces régions et surtout l’attraction qu’elles exercent sur les sans-terres continuera d’être ce qu’elle est. Et il y a une certaine fatalité dans cet état de chose, car aucune personne éduquée, ayant un certain degré de compétences, ne pourrait vivre dans les conditions amazoniennes à ce stade de développement : poussière, violence, chaleur, maladie.
Les hommes se tiennent ici entre eux, ils exècrent la nature, ne conservent rien dans leur arrière cour, éliminent toute végétation, répandent de l’insecticide, polluent, détruisent sans remords. Ils sont posés là et ils pillent, pillent, ne veulent rien créer à cet endroit qu’ils occupent, ne veulent aucun lien affectif le lieu en l’état où ils l’ont trouvé. Le dicton qui dit « donne un poisson à un homme, il mangera un jour ; apprends-lui à pêcher, il mangera tous les jours » est devenu un faux dicton ; la fin pourrait en être « il épuisera les stocks de poisson » ; « il aura plus d’enfants qu’il ne peut en élever » ; « tu susciteras en lui une telle ambition qu’il écartera tous les obstacles pour s’en mettre plein les poches ».
Il est 18h30, l’heure de la malaria. De la forêt en face, de l’autre côté du fleuve, monte une clameur d’insectes. Sentiment d’être en train d’expier je ne sais quoi. Je me répète les mots de Schopenhauer : nous vivons dans un univers où les pommes sont en cire, les fleurs en papier, les poissons en carton. Mon cœur se serre soudain : je me rappelle avoir lu, dans un livre de Clément Rosset, que le sentiment de vivre dans un monde de carton-pâte annonce un virage psychotique.
La nuit tombe. Seule distraction en vue : aller dîner. Nous sommes allés sur la place, Ricardo, Lauro et moi, manger un sandwich et boire un coca. Série de petits bars et d’étals à cocktails, plein de filles devenues toutes pimpantes à force de toilette. Le grand mystère est : comment arrivent-elles à paraître si propres, si prêtes à l’amour, si aptes à marcher en talon haut, quand on pense aux salles de bain où la métamorphose s’opère, un enclos à l’arrière des maisons, où l’on se douche avec un seau, et à l’état des rues, à la poussière levée au passage des voitures, aux flaques croupissantes à l’avant des maisons ?
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