4 août, samedi, 6h.
Dîner chez Chico et Carol hier, avec Lux. Un petit barbecue improvisé mais très bon. Chico me montre ses plantations de fruits régionaux, de bananes, de pastèques et autres. Ecoutant de la musique française (Brel, Piaf, Olivia Ruiz, Higelin...), nous n’avons finalement qu’assez peu parlé car Carol se retirait souvent pour allaiter la petite Flora. Mais ambiance plaisante, Chico somnolant dans le hamac, Lux et moi parlant de Brassens et de Brel et de leur vision des femmes.
Les maisons de Clevelândia sont mille fois plus fraîches qu’à Oiapoque. Clevelândia est une ville militaire, construite dans les années 50. Oiapoque a surgi plus tard.
Au retour, le chauffeur de taxi nous raconte l’histoire de la Dame Blanche qui erre les nuits de pleine lune entre Clevelândia et Oiapoque. Puis il a essayé de m'arnaquer de 8 réaux - je constaterai plus tard que la mentalité a changé en un an, les gens sont âpres au gain.
Le jour se lève, derrière le logement de l'Ibama où j'ai dormi, un toucan à la paupière bleue et au poitrail orangé mange des fruits d'açaí à quelques mètres de moi. Le petit chien dont Ricardo prend soin gémit doucement. Dehors, tout est nimbé de gris et vert.
10h. Chez Rona, attendant la vedette rapide de l’Ibama. Sur le chemin un enfant jouait dans une flaque de boue avec un sac d’ordure qu’il éventrait, sous l’œil complaisant de son père. Une image incroyable de bidonville qu’on croirait réservée à l’Afrique – mais il y a vraiment un problème culturel à Oiapoque.
Lux est avec moi. Nous attendons, attendons, en bons Amazoniens que nous sommes (nous attendrons trois heures). J'en profite pour expliquer au lecteur qui est Lux Vidal: Allemande, puis Française, puis Espagnole, puis Américaine, enfin Brésilienne, pur produit de la Deuxième Guerre Mondiale, Lux est aujourd'hui, à plus de 70 ans, une des grandes figures de l'anthropologie brésilienne. D'abord spécialiste des Xikrin du Xingu, elle se consacre depuis le début des années 90 aux peuples de l'Uaça, qu'elle accompagne et guide dans leurs démarches face à l'Etat (construction de la route nationale, passage des pylônes d'Electronorte). Plusieurs de ses élèves se sont consacrés aux différentes ethnies locales, Antonella Tassinari aux Karipuna, Ugo Maia aux Galibi Marworno, Artionka Capiberibe aux Palikur. Moi-même je suis ici grâce à elle qui m'a ouvert les portes de l'Amapa. Cela n'a toutefois pas été facile d'obtenir l'accès à la Terre Indigène - plus d'un an et demi de démarches.
Voici une photo de Lux, prise pendant cette attente, sur le ponton de chez Rona : je regrette de ne pouvoir lui apposer une autre, prise chez elle, à São Paulo, où elle m'a hébergé. A São Paulo, Lux mène une existence paisible de retraitée: coiffeur, opéra, expositions, cinéma... En Amapa, elle va, vient, se démène sous la chaleur, grimpe sur des pirogues, monte dans des camions... C'est à cela que j'aspire un jour: avoir deux vies, deux êtres, deux corps.
Rona nous présente un médecin de Cayenne qui souhaite faire une recherche parmi les Indiens du Brésil. Lux est enchantée ; je m'éloigne pour bavarder avec Rona, qui m’explique qu’il est très sollicité par des équipes plus ou moins légales qui souhaitent filmer et photographier des dendrobates. L’une de ces équipes, a-t-il appris, a été arrêtée à Orly avec cinquante dendrobates capturés.
A 12 h30, la vedette arrive et nous commençons le chargement.
14h : à Ouanary, Guyane française. Réunion officielle dans un gîte rural où aucune ampoule ne marche, où toutes les poignées sont cassées. Préparation de la signature de l’accord transfrontalier, qui devrait avoir lieu dans la semaine du 30 octobre sur le bateau de l’IBAMA nommé Peixe-Boi puis un cocktail côté français. Kelly et Pascal s’expriment dans un anglais hésitant, je traduis le reste pour Marcos. Il y a là également Sandra Ferraroli, adjointe de Pascal Gombauld, Jean de l’ONF, Julie du Conservatoire du Littoral et Christelle Delgrange, chargée des actions de formation. De notre côté, il y a Marcos, Kelly, Carol, Chico, Lux. J'expose mon projet en collaboration avec Marie Fleury et je commence à percevoir deux approches très différentes: côté Brésil, on se soucie d'étudier la viabilité des propositions auprès des communautés locales. Trop d'échecs ont échaudé les agents du Parc - les tentatives de créer des réserves d'extraction pour la pêche, par exemple, ou des actions de sauvetage des tortues d'eau douce, viennent buter sur les aspirations des migrants récents à se constituer un pécule avant de poursuivre leur migration. Côté Français, en revanche, l'implantation de projets auprès de communautés traditionnelles se pose davantage en termes politiques qu'écologiques: il s'agit de pouvoir mettre en avant la mise en place d'actions incitatives, peu importe le résultat de ces actions.
Tout est improvisé : les habitants n’ont pas été prévenus de notre arrivée, nous sommes plus d’une vingtaine en comptant les enfants et les parents. Il n’y a rien à manger. Ce sont les Brésiliens qui fournissent la nourriture pour le repas du soir et s’arrangent pour qu’elle soit cuisinée dans le seul bar du coin.
Nous ne savons pas ce que c’est que Ouanary : l’entrée est belle, longée de cocotiers et semée de cartouches car les habitants chassent les perroquets qui tous les jours quittent leurs abris dans les îles de l’estuaire pour rejoindre le continent. Les habitants de Ouanary les mangent, mais cela fait un drôle d'effet de les entendre canarder ces beaux oiseaux dès le lever du soleil. Quelques maisons ponctuent une colline déboisée. Les rues sont formées de passerelles de béton. La vue est jolie mais on ne comprend pas vraiment ce que c’est que cette ville car Pascal est incapable de nous expliquer son origine ou celle de ses habitants. Ancienne sucrerie ? Il y a un bulldozer envahi de végétation à quelques mètres du ponton, une pièce de musée, et de vrais tracteurs et camionnettes jonchent la ville, car personne ne sait comment les réparer.
5 août (dimanche), Ouanary.
Expédition à Paillasse Pitié, une cascade à deux heures de marche de Ouanary. Pascal avait compris qu’il s’agissait d’un chemin facile, à faire en une heure ou deux, il s’avère que le sentier est fraîchement ouvert, qu’il y a des à pics et bien sûr une chaleur à crever malgré un départ matinal. Des mygales sautent dans tous les sens.
Notre guide s’appelle Rosaline, née d’un père d’ici (créole) et d’une mère indienne « d’Amazonie » sans plus de précision. Elle a un projet de gîte et de visites guidées dans la région, projet financé par la Région, mais elle est incapable de citer le nom d’un arbre ou d’un oiseau, malgré le fait qu’elle "aime la nature". A 19 ans s’est engagée dans l’armée, ce qui l’a conduite en métropole, où elle fut serveuse, entre autres. Elle est revenue il y a un an et demi avec ce projet de gîte ce qui l’a obligée à faire des allez retours à Cayenne. Elle est fille du premier adjoint, nièce du maire de Ouanary. Sa famille la soutient, mais je n’arrive pas à déterminer ce qu’elle entend par "famille", ni combien de familles il y a dans la communauté. D’ailleurs tout le monde ici parle en nombre d’habitants et pas en nombre de famille, schéma de pensée très différent de ce qui a cours au Brésil.
Elle définit le travail comme étant le fait d’avoir un poste dans l’administration, l’abattis n’étant pas considéré comme un travail (la rémunération de l’abattis, c’est le RMI). Elle suggère que ce sont les gens d’ici qui ouvrent les abattis, mais la présence d’un Galibi Marworno suggère le contraire.
Découvrant sur un sommet pierreux un abattis, je lui demande si elle se rend compte que la forêt ne repoussera pas ici – oui, oui, dit-elle, mais ici nous ne plantons pas de manioc, seulement de l’ananas. Le problème, lui dis-je, c’est que déboiser le sommet entraîne le lessivage des pentes ; toute la forêt en contrebas sera affectée, elle qui pousse également sur un sol très pauvre. Je lui demande alors s’il y a eu des réunions à ce sujet – pas à sa connaissance. Elle ne sait pas si on discute collectivement ce genre de problèmes.
A propos de son projet, Gombauld est mesuré : il m’explique que le PNRG retarde le plus longtemps possible d’officialiser les initiatives économiques locales de peur que le faible chiffre d’affaires ne soit torpillé par les charges sociales. On souhaite dit-il maintenir autant que possible le travail informel, qui favorise la pluri-activité. Le PNRG a quoi qu’il en soit dans ses cartons un projet d’incubatrice.
Tout au long du chemin, des cartouches, des centaines probablement, ce qui indique que les autochtones ne se fatiguent pas beaucoup pour aller chasser. Le vieux tonton qui nous accompagnait fatiguait dans les montées.
Nous quittons Ouanary : les Français sur le ponton nous saluent au soleil couchant.
Retour à la nuit tombée ; Kelly, Lux et moi nous dînons chez Rona, et nous parlons d’Indiens et de préservation de l’environnement, ce qui conduit à une légère dispute, Lux passant son temps à affirmer que son équipe pourrait parfaitement assumer l’enquête sur la viabilité des projets de développement durable que moi-même je propose de faire.
Je l’interromps donc en lui rappelant que les indigénistes se moquent de la préservation de l’environnement, qu’il a suffit que je confie au groupe de recherche de l'Université de São Paulo mon souci face à la destruction de l’Amazonie pour me voir traité « d’écoshiite ». Et Lux de me reprendre, « c’est un processus très lent, mais on y arrive, on y arrive, après beaucoup de discussions et de connaissances », « il faut parfois dix ou quinze ans d’observation… », « mais les indiens sont très conscients… ».
Ces remarques ont le don de m’irriter, puisqu’elles suggèrent que je ne sais pas où je mets les pieds. Or, lui dis-je, toute notre différence réside dans l’objectif final. Pour moi, la conscientisation des Indiens est un moyen au service d’une fin qui est la protection des milieux naturels. Pour les Indigénistes, la préservation du milieu est secondaire, sa destruction n’étant que déplorable. On ne relâchera pas les vains efforts et les actions inutiles pour sauver le peu qui reste jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à sauver. Lux secoue la tête, répétant à Kelly: "O rapaz é complicado" - ce garçon est compliqué.
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