Nombreuses conversations ces derniers jours avec des collègues concernant la loi LRU. Après les étudiants, ce sont les enseignants qui se mobilisent pour réclamer, à la rentrée de janvier, une "consultation nationale sur l'avenir de l'Université". Les désaccords portent sur le degré de compétition introduit par l'autonomie des centres universitaires, le pouvoir exorbitant des Présidents, l'entrée en nombre dans les Conseils d'Administration de représentants du monde de l'entreprise.
Les risques dénoncés sont ceux de l'effondrement des universités situées dans des bassins pauvres économiquement, et les directives imposées par les nécessités du marché, primant sur les orientations des chercheurs. Avec cela, le risque encouru par les sciences humaines dont l'utilité pratique n'est pas le point fort.
Ces risques existent, inutile de le nier. Et j'ai pu constater, au sein de ma propre famille, à quel point nos recherches déclenchaient la suspicion ; une mienne cousine, adjointe à la direction d'une petite entreprise, a répondu à mes arguments concernant le déclin de notre recherche à trente ans d'ici du fait du manque d'investissement de l'Etat, en tenant à peu près ce discours : "Bien sûr, il y aura des sacrifiés. Ceux qui ne sauront pas montrer qu'ils sont utiles socialement s'effondreront, et ce n'est que justice. Tu serais toi-même plus utile si tu prenais sur ton temps pour enseigner dans les banlieues que dans ce que tu fais actuellement."
Le plus étrange est que cette cousine ignore absolument ce que je fais et sur quoi portent mes recherches. Mais spontanément, elle les estime inutile.
De la même manière, une ancienne étudiante, aujourd'hui prof du secondaire, répondait à mes préoccupations concernant l'Amazonie en les estimant "louables", mais que, quant à elle, son engagement portait sur les "jeunes de banlieue". Je lui ai fait remarquer qu'être "jeune de banlieue" était un état transitoire, et que le rôle thermorégulateur de ces mêmes jeunes restait à démontrer, démonstration qui n'est plus à faire dans le cas des forêts tropicales.
Pragmatisme matérialiste d'un côté, incompréhension de l'autre: les sciences humaines ont du souci à se faire.
Toutefois, quand je me tourne vers mes dernières années d'enseignement, et que du flux d'étudiants qui ont traversé mes cours je ne vois émerger que quelques têtes, certaines bien faites, d'autres bien pleines, donc très peu d'individus dont je pourrais dire qu'ils ont bénéficié du cursus et réciproquement qu'il fut utile à l'université de les accueillir, mon sourire s'efface, si tant est que je souriais. Ce qui émerge de ces années est un ignoble gâchis de vocations, de compétences, accompagné d'un sentiment de gêne, presque de la honte, en fait, quand je vois l'abîme qui existe entre la recherche de haut niveau et les capacités des étudiants de premier et deuxième cycles.
Une étudiante à qui je montrais mon évaluation d'un article pour une revue à comité de lecture, avec remarques, commentaires et suggestions, observait que si l'on corrigeait avec le même soin des copies d'étudiants de licence on les ferait certainement progresser. Mais, lui répondis-je, il y a deux obstacles: le premier est que les copies ne sont plus aujourd'hui remises aux étudiants, et sont juste consultables par eux, un bref instant, cela à la suite de toutes sortes de réclamations, de manipulations et de recours administratifs; le deuxième obstacle est que pour délivrer une correction constructive, il faut qu'il y ait matière à cela, c'est-à-dire que l'étudiant ait assimilé un savoir et produit une ébauche de problématisation. A défaut, seule nous reste à corriger l'orthographe.
Quand notre ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche annonce une aide centrée sur la réussite en première année d'université, et que cette aide aboutit, une fois encore, à déspécialiser le premier cycle pour introduire une énième proposition d'année propédeutique, je constate que l'amélioration désirée s'éloigne encore un peu plus. Car la propédeutique ne peut porter ses fruits que si sont réunies trois conditions:
1) que l'on songe à lutter d'abord contre la réussite pléthorique au bac avant de lutter contre l'échec en premier cycle. Que les lycéens et étudiants comprennent que l'enseignement est là pour transmettre des compétences, et pas uniquement pour délivrer des diplômes.
2) que les enseignements dispensés ne dépendent pas exclusivement du nombre d'étudiants inscrits. La logique économique à court terme affichée par les services administratifs est parfois affligeante : à les entendre, les enseignants-chercheurs seraient des oisifs parasitant le fonctionnement de l'université, dont il faudrait se séparer pour ne conserver que la belle machine administrative, bien huilée, oubliant complètement à quoi sert une université... Cette pression permanente, sous forme de statistiques réclamées, de suppressions autoritaires, de cercle posé autour des filières fragilisées, fait qu'aucun département universitaire ne souhaite desserrer l'étau qui retient ses étudiants, et donc privilégiera forcément les orientations qui ramèneront les étudiants dans son domaine (Lettres, Socio, etc.). Dans un monde parfait, les enseignants encourageraient les étudiants à s'intéresser aux sciences de la vie, à l'histoire de l'art, à la littérature latine, tout en se spécialisant en espagnol ou en anthropologie. Dans notre monde à nous, la versatilité des étudiants condamne à mort certains enseignements.
3) que l'on accepte l'idée, si la première année de spécialisation est sacrifiée, d'augmenter la licence d'une année, soit quatre ans au lieu de trois, comme cela est le cas dans l'immense majorité des pays. Les diplômes de licence que nous délivrons sont autant de primes à l'abattage que nous pratiquons en premier cycle. Niveau affligeant d'un côté, pression permanente de l'autre pour atteindre à un seuil de réussite : succès assuré.
L'université, et pas uniquement l'université française, doit assurer à la fois une insertion professionnelle des étudiants, un accès facilité à la connaissance et à la culture qui fondent l'appartenance citoyenne, et le renouvellement de ses cadres par l'encadrement d'étudiants qui souhaitent s'y engager. Si l'on regarde le tableau de ce qu'est notre université aujourd'hui, on s'aperçoit qu'aucune de ces vocations n'est pleinement assumée. Aussi, quand les collègues s'élèvent contre la LRU, je demande: que défendons-nous? Le maintien d'une situation intolérable, honteuse.
Et quelle image donnons-nous de nous-mêmes ? Que signifie notre empowerment tel qu'il se manifeste à travers des mouvements comme "Sauvons la Recherche!" ou "Sauvons l'Université!" ? Il signifie notre incapacité à nous organiser autrement que sous la forme d'un groupe de pression catégoriel, au même titre que les artisans pêcheurs et les cafetiers. Pourquoi ne pas organiser un groupe de pression scientifique ? Pourquoi ne pas entrer dans le jeu démocratique sous les formes de l'autorité scientifique, au sens de l'autorisation à nous exprimer du fait des connaissances que nous maîtrisons et produisons
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