Au lecteur qui ne connaîtrait pas les procédures, j'expliquerai ceci:
Le recherche fonctionne sur la base de la validation scientifique, c'est-à-dire que toute étude passe par un processus d'évaluation qui débouche sur une publication (ou non) dans une revue à comité de lecture de la spécialité. En anthropologie, les revues de référence sont L'Homme, Man, Ethnos, et quelques autres, certaines plus spécialisées encore, tel le Journal de la Société des Américanistes.
Grosso modo, notre travail comporte deux aspects: le premier est de contribuer à une recherche collective en fournissant des éléments objectifs, données de terrains, faits ethnographiques, etc. L'autre aspect consiste à collaborer en proposant des avancées théoriques, où l'on se base tant sur ses recherches propres que sur d'autres publications, en suggérant différents agencements de faits et d'idées. Généralement, nous travaillons en interaction: sur le terrain d'abord, puis face aux étudiants qui assistent à nos cours, et lors de séminaires ou colloques auxquels nous sommes invités, où nous exposons nos idées et les soumettons au feu roulant des critiques (ou à un silence poli). Il y a bien sûr une phase d'écriture, souvent laborieuse, puisqu'il faut resserrer le sujet, éviter tout écart ou argument mal fondé, afin de donner à sa réflexion une forme aussi définitive que possible en l'état actuel des connaissances.
Dans le cas de l'ethnographie des Amérindiens brésiliens, en particulier des Basses Terres (bassin amazonien), la théorie dominante est celle d'Eduardo Viveiros de Castro, le perspectivisme, selon lequel le point de vue fait le sujet, les corporéités diverses n'influant qu'à la marge sur la perception de soi comme personne. Les natures sont multiples, la culture est une: homme, jaguar, pécari, singe araignée sont autant de personnes qui, leur peau retirée, reviennent à leurs épouses, déposent les armes et boivent de la bière de manioc. Viveiros se trouve conforté dans sa position par Philippe Descola, qui abonde en son sens, et par Bruno Latour, qui a trouvé dans le "multinaturalisme" un des éléments de sa proposition de "monde commun", un monde où les hommes doivent apprendre à partager l'occupation de la planète avec les autres vivants.
Bien. Ceci étant exposé, voici la gifle que j'ai reçue hier: un démontage en flèche d'une proposition d'article par deux relecteurs dont l'un suggère que je suis un rat de bibliothèque, et l'autre que je suis myope (c'est-à-dire que non seulement je suis un rat de bibliothèque, mais je ne choisis pas les bons ouvrages). L'article en question portait sur le monde rural brésilien dont j'ai pu observer les représentations partagées, du Nord au Nordeste, à propos des mondes souterrains et des indiens sauvages. Ces populations issues de la déstructuration du monde amérindien sont susceptibles, dans certains contextes socioéconomiques (pression foncière en particulier) de se prévaloir d'une autochtonie qui leur accorde des droits territoriaux en échange de l'adoption de signes diacritiques d'indianité.
Face aux critiques extrêmement dures que j'ai reçues, j'ai plusieurs possibilités: remettre l'article dans ma guitare, comme dirait Brassens, retravailler ma thèse en me fiant aux indications bibliographiques données par les relecteurs, ou recentrer mon sujet sur mes seuls terrains. Je n'ai pas pris mon parti, il dépendra du nombre de neurones qui me resteront à l'issue de mon travail sur le chamanisme.
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