Février est le plus cruel des mois : c'est le moment où les centres de recherches bruissent, s'agitent, et renouvellent leurs questionnements. Les directives du gouvernement impliquent en effet de passer d'une politique de laboratoire à une politique de projet.
Autrefois, les membres d'un labo se réunissaient, décidaient ensemble d'un plan quadriennal de recherche en fonction d'un budget fixe, alloué chaque année. Aujourd'hui, les budgets sont accordés en fonction de projets comportant des plans d'objectifs, constitués d'équipes ad hoc, réunissant différents centres, différentes disciplines, différentes nationalités.
Ces projets sont présentés à l'Agence Nationale de la Recherche qui chaque année émet des appels d'offres, avec toutefois une part "blanche", qui permet de présenter ce que l'on veut (avec de faibles chances de réussite). L'ANR est une agence de moyens : d'elle dépendront nos possibilités de faire des missions, d'expédier des doctorants au fond de l'Amazonie, ou de recruter du personnel pour mettre en place une base de données.
Durant le mois de janvier, on échange des mail: "as-tu vu l'appel d'offres x, y ou z? " - "Peux-tu me trouver trois géographes et deux historiens pour le bassin du Rio de la Plata?" - "Sais-tu si Machin a soutenu sa thèse?"
Début février: réunion de l'équipe pressentie, analyse de l'appel d'offres et partage des tâches. C'est le moment des premières disputes, surtout dans les projets interdisciplinaires: "Les Historiens, eux, ont les pieds sur terre!" "Les Anthropologues, eux, sont en prise sur le réel!" Brouilles, réconciliations, négociations. On s'attelle à la tâche : on commence par se mettre d'accord sur une problématique, et sur un titre général, si possible accrocheur: "Différencier pour mieux gouverner: les nouvelles orientations des politiques segmentaires" (non retenu). On se répartit le travail pour élaborer un état de l'art, soit grosso modo ce qui a été produit sur le sujet dans les vingt dernières années, des USA au Brésil en passant par la Finlande. On synthétise tout cela, si possible en y mettant de l'ordre : il est vrai que X et Y ne parlent pas du tout de la même chose, mais tout de même!
Puis vient la rédaction du texte de base, dont seront tirés les résumés et où devront se greffer harmonieusement les contributions des uns et des autres. C'est l'heure où l'on doit faire preuve d'altruisme, avoir l'esprit d'équipe. Le texte circule de mail en mail et se couvre d'annotations. De noir qu'il était, il devient bleu, vert, jaune et rouge. Au deuxième passage on n'y comprend plus rien. On se réunit de nouveau pour essayer d'y voir clair: c'est là en général que l'on s'accorde pour tout recommencer.
Comme rien ne garantit que le projet sera accepté, nous sommes dans l'obligation d'entrer dans plusieurs équipes et de travailler à plusieurs réponses simultanément. Nos atouts, ce sont nos méthodes propres et nos terrains, que nous mettons dans le pot commun. Il y a aussi la logistique dont nous disposons, soit dans nos institutions de rattachement, soit au Brésil ou ailleurs, en fonction de nos recherches précédentes. D'autres fois, notre joker est un doctorant frais émoulu de son master, si l'appel d'offre insiste sur la formation. Nous volons de réunion en réunion, échangeons des noms (de collègues) et des idées, proposons des objectifs et des méthodes. Rentrés à la maison, nous compilons, compilons, compilons : lecture d'articles, comptes-rendus d'ouvrages, inventaires sur internet, sommaires de revues. "Tiens, pas mal pour le projet Bidule!" "Ca, ça entre tout à fait dans le projet Machin". On sonne à la porte: séance de travail à deux ou trois, on débouche un Chinon, on cherche dans les recoins de la bibliothèque ce tiré-à-part où il y avait, je crois, une bonne bibliographie... Zzz...
Parfois un même projet est présenté à différents bailleurs de fonds. La raison en est simple: certains financements sont axés sur les missions, d'autres sur le recrutement de doctorants ou de post-doctorants qui travailleront aux synthèses et à l'harmonisation des résultats. Si les deux financements sont obtenus, et que l'équipe est correctement constituée, la recherche peut réellement déboucher sur des résultats intéressants (cf. DURAMAZ), que nous sommes censés valoriser par un choix judicieux de publications.
On y croit plus ou moins. Un bon test de fiabilité du porteur de projet est sa diligence à répondre à nos mails. Surtout quand le chercheur esseulé a le cafard, ou qu'il est tombé amoureux entretemps (malgré toutes ses précautions). Le porteur de projet doit être inflexible, pratiquer l'ascèse la plus rigoureuse, du moins durant ce mois de février. C'est à lui que reviendra la part la plus ingrate: déterminer le pourcentage de temps dédié à la recherche par chaque participant, en fonction de son indice salarial et des recherches en cours. Relecture, traduction en anglais, peaufinage des CV, et fin février, vogue le navire! Quelle belle équipe!
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