Table ronde au Muséum d'histoire naturelle organisée par Florence Pinton et Amy Dahan, toute la journée. Il s'agissait d'un atelier préparatoire en vue de l'élaboration d'un appel d'offre ANR sur le thème de la science et de la société, l'atelier se focalisant sur la question du Système Terre, d'environnement et de durabilité. Climatologues, économistes, écologues, historiens, philosophes, sociologues, anthropologues, géographes, et j'en passe, ont abordé les questions de représentation de la nature, des rapports entre ingénierie et savoirs locaux, des politiques liées au changement climatique, de la mondialisation des risques.
Je tire mon chapeau à celles qui feront la synthèse de ces interventions, elles-mêmes rebondissant sur un texte préparatoire qui était soumis à notre appréciation, l'ensemble n'étant que l'un parmi les douze textes finaux qui formeront l'architecture de l'appel d'offre de l'ANR.
Quelques propos qui ont retenu mon attention, entre deux accès de maladie du sommeil : Jacques Grinevald, historien des sciences à l'IHEID de Genève, résume la genèse de l'hypothèse Gaïa, et met en rapport système climatique et biosphère selon que l'on prend un point de vue lithosphérique (donc au ras du sol) ou du point de vue atmosphérique - c'est-à-dire la terre vue du ciel.
Fabrice Flipo de l'Institut National de Télécommunication évoque la part sacré des produits de la technologique, part sacrée qui se découvre dans l'expression outrée "vous voulez retourner à l'âge de pierre" ou dans celle de "main invisible" censée réguler l'économie. La culture est assimilée le plus souvent à un état de développement industriel, vision partagée par Coppens qui n'a jamais remis en cause l'idée que "l'homme c'est l'outil". Denis Couvet, écologue au MNHN, s'interroge sur les moyens d'associer économie et écologie, la pensée économique faisant souvent l'impasse sur les limitations des ressources naturelles.
Le climatologue Hervé le Treut (CNRS - LMD) dresse un portrait assez sombre des différentes phases de mobilisation et d'alerte autour du climat, depuis la constitution du GIEC. Les projections du GIEC ont toujours pris pour principe le fait 1) que le réchauffement planétaire était irréversible à moyen terme, mais qu'il pourrait être limité et contrôlé dans quelques décennies ; 2) que cette proposition est caduque du fait que les émissions de dioxyde de carbone continuent d'augmenter. Donc toutes les projections sombrent devant l'inertie d'une part des phénomènes climatiques, d'autre part des réactions sociopolitiques. Dès lors qu'il faut se préparer au pire, dès lors qu'il faut penser à ce que pourrait être "le pire", nous sommes pris d'un défaut d'imagination : "les pires" sont imbriqués, on ne peut imaginer les réactions en chaînes que peuvent provoquer une montée des océans, des déplacements de population humaine, des mutations faunistiques et floristiques, sans parler des résurgences religieuses et des zoonoses.
Jacques Weber, directeur de l'Institut français de la biodiversité (aujourd'hui remplacé par une Fondation) pose la question des régimes d'appropriations et de ce qui est bien commun, c'est-à-dire en principe ce qui n'appartient à personne.
Pour ma part, cette journée a suscité en moi deux réflexions : la première est qu'on ne peut s'attacher à déconstruire les discours que si on les contextualise, d'une part, et d'autre part si on ne perd pas de vue la réalité à laquelle ils se réfèrent. Il y a certainement contamination du réel par le discours, et vice versa, ces deux ordres de choses sont imbriquées, mais elles n'agissent pas en interaction immédiate. Il y a entre réalité et discours différentes sphères de médiation. Prenons l'exemple de Claude Bernard torturant un chien : il a justifié ses pratiques en se fondant sur Descartes. Le chien n'ayant pas de conscience subjective, il réagit à la douleur sans être un "sujet" qui l'éprouve. Sa douleur relève de la réaction organique, elle peut nous émouvoir mais ne saurait se comparer à la nôtre.
On peut penser que cette argumentation est véritablement fondée sur Descartes, mais il est d'autre manière de voir les choses. Peut-on affirmer qu'en l'absence des Principes de philosophie Bernard n'aurait pas pratiqué ces expériences ? Ne peut-on imaginer qu'il s'appuie sur Descartes pour justifier moralement une pratique qui pour lui est de toute façon justifiée scientifiquement ? Lorsque Descartes écrit ses Principes, est-il en train de créer quelque chose qui bouleverse la pensée, ou bien ne fait-il que refléter un état de la pensée qu'il cristallise, verbalise, et qui, comme en une boucle de rétroaction, viendra ensuite conforter une justification à des actes de destruction de la nature qui auraient de toute façon eu lieu ?
Lorsque Gobineau écrit son Essai sur l'inégalité des races humaines, en 1854 si je ne m'abuse, il ne sort pas l'idée d'une hiérarchie des races de son chapeau ; il ne fait, en quelque sorte, que donner une forme "stabilisée" à un ensemble d'idées raciales qui circulaient. Or l'entreprise coloniale française et britannique s'est largement appuyée sur Gobineau pour se justifier, et les expériences scientifiques visant à conforter, par l'anthropométrie et les tests psychologiques, cette inégalité, ne purent avoir lieu que parce qu'il s'agissait de la conforter, précisément. Ainsi la science a-t-elle divulgué un ensemble de principes théoriques facilement assimilables qui ont gagné le champ littéraire et philosophique, parce que l'on considérait l'inégalité des races comme un acquis, un savoir positif. A l'étape suivante, c'est le jeune lecteur de Jules Verne qui a accès à cet arrière-plan idéologique donné pour un savoir scientifique. Ce que j'appelle boucle de rétroaction est cette circulation des idées d'un milieu à l'autre, ce qui a des implications dans le réel (apartheid, colonisation, travail forcé, etc.) mais qui relève de l'ordre du discours dans la mesure où l'inégalité des races était tout aussi ancrée trois siècles auparavant, quand se met en place le système esclavagiste. Il y a donc un rapport entre idéologie dominante et situation (la "réalité") mais ce rapport n'est pas aussi direct que l'on pense : l'idéologie façonne la réalité autant qu'elle est façonnée par elle, mais cela par de multiples sphères de médiation.
Le déconstructionnisme, donc, qui porte sur le "discours des ONG" ou le "discours des peuples autochtones", s'égare lorsqu'il se satisfait d'avoir mis au jour une rhétorique, identifiable certes, régulée bien sûr, mais qui ne renvoie pas directement à la réalité, pas plus qu'elle n'est totalement affranchie de cette réalité. Qu'une jeune femme violée par son père s'exprime devant la caméra en employant des termes juridiques ou psychiatriques soufflés par son avocat ne lui interdit nullement 1) de réélaborer ce discours pour son propre usage et selon sa manière de peser les mots, et 2) d'avoir une expérience personnelle et intime de l'inceste indépendamment du fait qu'elle la formule ou non.
Autre exemple : on a parfois l'impression que le déconstructionnisme fonctionne à la manière de ces étymologies fantaisistes qui attribuent l'origine d'un mot ou expression à une situation précise, datable, comme le faisait l'Indien Wilson quand il m'expliquait que "onça" (jaguar en portugais) venait du fait qu'un chasseur avait déclaré qu'il fallait au moins une "once" de poudre pour l'abattre. Lorsque l'on se focalise sur l'apparition d'un mot tel que biosphère ou noosphère, il peut être risqué de confondre le surgissement du mot avec le concept qu'il recouvre. Prenons l'exemple de la "gauche caviar" et de la "droite bling-bling" : ces mots s'imposent comme des concepts alors qu'ils verbalisent des réalités antérieures à leur surgissement. Mais dès lors qu'ils surgissent, ils se popularisent justement parce qu'ils sont suffisamment labiles pour recouvrir plusieurs situations, et deviennent de plus accessibles à ceux qui jusqu'alors ignoraient même l'existence de cette réalité (le terme "bobo" est un autre exemple : tout le monde a l'impression d'avoir affaire à un concept familier pour la bonne raison que le mot sonne bien et que chacun y apporte sa définition - voir le blog Trucs de bobos, et surtout les commentaires).
J'étais parti pour exposer deux réflexions mais j'ai complètement perdu de vue la deuxième...
Raaah non, ce blog sur les bobos est nul. Pas assez fouillé, pas assez objectif. Cette personne est une anti-bobo qui n'a même pas pris la peine de se plonger dans cette tribu étrange, d'en étudier tous les infimes recoins et de prendre du recul. Il y aurait tellement plus à dire, et moyen d'être plus acide, plus aiguisé sans pour autant donner dans la méchanceté que donne la rancoeur.
Oui, je n'ai pas d'autres commentaires à faire sur ta réunion au museum. Mais..comment te dire ?...il y a finalement un parallèle entre le théâtre et l'anthropologie : rester assis des heures dans de magnifiques fauteuils (avec un verre de vin pour le théâtreux) en parlant (se tripotant le cerveau ?) du devenir du monde, des pauvres qui souffrent et qui meurent en ce moment même et des solutions tellement faciles, à portée de main, mais auxquelles personne ne pense. Sortir un maximum de mots compliqués et de culture pour combler, dans le fond, le vide de la réflexion. En ressortir heureux d'avoir presque pu sauver le monde avant d'aller se mettre minable au bar et de draguer la jeune donzelle qui se dandine à se désosser, certes écervelée, mais tellement bien faite de sa personne, parce que bon, faut pas bouder son plaisir, non plus.
Oui je suis un peu cynique.:D Mais bon, c'était la seule réflexion qui me venait à l'esprit là.
Rédigé par : Armelle | mardi 24 juin 2008 à 11:24
Armelle, j'apprécie l'expression "tripotage de cerveau", mais a-t-elle un sens ici ? Je crois avoir expliqué ailleurs que dans un monde parfait les études que nous produisons serviraient à orienter les politiques publiques - c'est à cela que sert un organisme de recherche, de la même manière que des études portant sur la fusion de l'atome orientent la construction des centrales et des études d'agronomies orientent la politique agricole. Ce n'est pas ce que j'appelle du "tripotage de cerveau", mais un travail intellectuel, au service de la communauté. Le théâtre n'a pas tout à fait le même rôle, que je sache, et j'ai passé l'âge d'aller draguer les minettes au bar du coin, ou au coin d'un amphi. Que l'on ne tienne pas compte d'études anthropologiques sur les conséquences de l'implantation de programmes de développement durable, sur leur échec ou sur les réussites, laisse à penser que tout programme est condamné à l'esbrouffe, ce qui en soi est un résultat intéressant, d'un point de vue anthropologique.
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 29 juin 2008 à 18:04