Ma mystérieuse lectrice Cécile me demande d'en dire plus sur le livre Ethique animale de Jeangène Vilmer. Je pourrais dire que je lis en même temps La Guerre Mondiale et Le Mal Propre de Michel Serres, dont je citerai des extraits.
Jeangène Vilmer enseigne l'éthique animale au Canada, une discipline qui n'existe pas en France, pays de l'Humanisme, où il semble donc absurde "d'élever" l'animal au rang d'interrogation morale, politique ou juridique. Les temps changent puisque son ouvrage est publié aux PUF et pas à l'Harmattan.
Il est donc en train de se créer un effet d'écho, et le livre de Patterson, Eternal Treblinka, est discuté de manière relativement approfondie, sans trop de grincements de dents. Coetzee a obtenu le prix Nobel de littérature il y a quelques années, pas à cause d'Elizabeth Costello, bien sûr, mais il se trouve que Coetzee n'a jamais dissimulé ses idées, comme en témoigne sa réponse à un journaliste qui l'interrogeait (Le monde des livres 29 sept 2006) sur son humanité : Est-ce qu'écrire est un acte d'espoir, malgré tout ? Une façon de partager quelque chose de votre humanité ?
-> "Je ne sache pas que le fait d'être un humain constitue une distinction dont il faille être fier, quand on voit l'arrogance avec laquelle nous traitons les autres créatures avec lesquelles nous partageons la terre. Par conséquent, non, je n'essaie pas de partager ou de diffuser mon humanité."
Dans mon cas, il se trouve que je partage leurs idées, et ce que dit Jeangène Vilmer pour moi relève de l'évidence - cela me rend sa lecture pénible, car ce qu'il décrit est abominable. Mais quand je lis les descriptions de l'abattage des animaux à fourrure, quand je vois les vidéos divulguées par le PETA ou autres, j'ai envie de me cogner la tête contre les murs. Enfoncer une tige métallique chauffée à blanc dans l'anus d'un tigre ou d'une panthère des neiges jusqu'aux poumons, pour ne pas abîmer la fourrure, cela pose-t-il question ou non ? Celui qui fait cela, comment peut-il le faire ? Est-il possible d'accomplir cela sans haine ? La haine est-elle sublimée par l'argent qui en dérivera ? Peut-on faire fi de la souffrance indicible, innommable, que nous infligeons, directement ou indirectement, en massacrant, brûlant, ou polluant, au point qu'aucune créature vivante n'est à l'abri des conséquences de notre expansion, de notre rage de consommer et de nous approprier la planète ? Michel Serres dit que souiller est l'acte d'appropriation par excellence : mes draps sales sont marqués, ils sont ma propriété, au point qu'il se demande si les "biens propres" ne seraient pas les "biens sales", ou salis. Nappes de pétroles dérivant, gobelets en plastiques jetés par milliers du pont des bateaux, la Méditerranée tapissée jusqu'aux abysses par nos ordures, cela pose-t-il question ou non ? Parvenons-nous à un stade où il conviendrait de réfléchir ?
Il va de soi que la pensée politique n'est pas exempte de réflexions à ce sujet. Mais la politique est un jeu d'influence : il faut maintenir une pression constante pour que des décisions d'intérêt général s'imposent aux intérêts particuliers. A un moment donné, l'intérêt général va contre les intérêts particuliers, du moins à court terme. D'où le discours alarmiste qui est nécessaire pour qu'à aucun moment on ne perde de vue l'urgence de la situation. L'éthanol par exemple est une catastrophe, les biocarburants en général sont préjudiciable et à l'environnement et au marché des aliments. Ils constituent une réponse technologique issue d'une dissociation entre réchauffement climatique et crise de la biosphère. Cette dissociation a été obtenue par des lobbies qui vendent ces technologies, soutenus par leurs pays respectifs, Brésil, Etats-Unis, Indonésie.
Il convient donc de décrypter et analyser chacune de ces décisions prises au plus haut niveau mais ne sont pas le fruit de débats angéliques. La société civile a acquis un poids dont on ne pouvait que rêver il y a vingt ans encore. Mais cette société civile est noyautée par une gauche ouvriériste à oeillères, qui parlent de lutte des classes quand nous sommes au bord d'un cataclysme. Ils croient que les effets du réchauffement, de l'acidification des océans, se feront sentir dans cent mille ans. Non: dans vingt ans ce monde que nous connaissons ne sera plus le même, les terres émergées n'auront pas le même profil.
Donc les ouvrages d'un Michel Serres, Jeangène Vilmer, Hans Jonas, Schaeffer, s'adresseraient plutôt à ces gens qui ignorent ou feignent d'ignorer ou veulent ignorer à quoi nous mène notre fiction hominisante, à quoi nous mène ce discours ancré en nous et que formule Buffon en 1749 :
« Tout marque dans l’homme, même à l’extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants ; il se soutient droit et élevé, son attitude est celle du commandement, sa tête regarde le ciel et présente une face auguste sur laquelle est imprimé le caractère de sa dignité. (…) Il ne touche à la terre que par ses extrémités les plus éloignées, il ne la voit que de loin (…). » (cit in Picq & Coppens, 2002, vol.2 : 82)
La majeure partie des humains en sont toujours là. 95% d'entre eux croient cela, et certains crèvent de faim et croient cela. "Nous ne voyons la terre que de loin" : Buffon voit juste, et c'est bien notre problème.
Merci pour tous ces éclaircissements. Votre blog est précieux !
Rédigé par : Cécile | dimanche 12 oct 2008 à 19:57