Voilà un sujet grave qui intéresse les Français.
Et si je pouffe en écrivant cela, c'est qu'il suffit de lire cette note extraite du Journal d'un avocat pour comprendre l'abîme qui sépare les professions universitaires de celles liées à la magistrature, corps de métier à l'origine équivalent en prestige et en reconnaissance sociale. Commençons par les magistrats et avocats. La note que je cite, écrite par un colocataire de Maître Eolas, rapporte la révolte qui gronde dans le monde de la Justice face aux humiliations que leur fait subir notre Garde des Sceaux, la séduisante Rachida Dati. Suite à son incarcération, un mineur se suicide en prison : notre ministre fait interroger le magistrat (qui se trouvait en vacances) par cinq inspecteurs de l'IGSJ. Puis elle boude le congrès annuel de l'USM. Dans une autre note, "la défense décodée", Maître Eolas salue l'article publié par Pascale Robert-Diard dans le Monde 2, à propos des méthodes par lesquelles un avocat de la défense s'emploie à réconforter, ébranler, reconstruire un condamné qui fait appel de la sentence. Voici l'extrait de la note de Maître Eolas où il cite Pascale Robert-Diard :
Je retiendrai, parmi d'autres, cette phrase, qui correspond à la fin de la plaidoirie de l'avocat de la défense.
Quand Me Lafarge rejoint son banc, le regard des jurés reste aimanté à sa robe. Il est vidé.
Jamais je n'ai ressenti un épuisement aussi complet, absolu, qu'à la fin d'une audience d'assises. Pas tant physique (on arrive encore à tenir debout, à sourire, à serrer des mains, à dire des amabilités au président, à l'avocat général et au confrère, et on sort en marchant sur ses deux pieds. Mais moralement, psychiquement. Un procès d'assises, c'est des mois d'attente, des heures de préparation, une concentration continue, une heure de plaidoirie pour tout donner, et quand la plaidoirie est terminée, la machine est lancée, il n'y a plus qu'à attendre, et toutes les digues qui canalisaient votre énergie cèdent enfin. Après un procès d'assises, on ne dort pas, on tombe dans le coma. Un sommeil lourd et sans rêve. Aucun des autres intervenants du procès n'est autant engagé que l'avocat de la défense, car l'accusé, on le porte à bout de bras. La beauté du métier, mais aussi son côté destructeur si on n'y prend pas garde.
Bref, un formidable point de vue de l'intérieur de la profession d'avocat, servi avec le style parfaitement adéquat.
Le style est si adéquat que j'ajoute : c'est le style qui fait la scène... Que les membres du corps judiciaire croient encore en leur mission est une belle et bonne chose, qu'ils aient foi en l'importance de leurs faits, gestes et rites coutumiers est émouvant. On ne les a donc pas attaqués de toute part, on n'ignore pas entièrement leurs travaux et conditions, ils ne s'entendent pas glapir à longueur de journée "parasites, inutiles...", on ne leur casse pas la tête depuis douze ans avec des réformes annuelles. Voilà sans doute qui permet à leur vaisseau de tenir l'eau. Tout cela, donc, vibre, résonne, et l'on sent à les lire que tant Eolas que Dadouche ou Gascogne sont pénétrés du sens de leur mission. Ce qui émane de leurs propos, c'est la dignité : ils sont dignes parce que seuls parmi tant d'autres ils maîtrisent les codes, tant les codes juridiques à proprement parler que les codes verbaux, vestimentaires, comportementaux qui conviennent au prétoire ; de plus, ils incarnent un des piliers de notre société, et la solidité de leur mission dépend de l'importance qu'ils accordent à leur fonction. Qu'ils soient vénaux, la Justice s'effondre. Qu'ils soient rigolos, l'entrée du juge en cour d'assise ne fera plus lever personne. Il est donc important qu'Eolas, Dadouche ou Fantômette, ou Pascale Robert-Diard, continuent de penser que la Justice est faite et bien faite, mais qu'elle est mal gouvernée (comme le reste du pays, d'ailleurs).
Pourtant, à y bien réfléchir, on ne voit pas très bien en quoi un magistrat forcé d'écourter ses vacances et interrogé par cinq sbires du pouvoir devrait émouvoir davantage que n'importe quel citoyen à qui l'on en fait voir de belles. Qu'un homme qui forme rouage à l'intérieur d'un système devienne soudain l'olive pressée par ce même système dont on l'extrait brutalement est bien entendu choquant pour l'intéressé. Vu de dehors, cependant, on peut songer qu'il s'écrie et se scandalise "comme l'homme à qui le jour même il avait fait couper le cou", pour citer Brassens. Devenir citoyen à part entière, c'est-à-dire justiciable, paraît totalement inconcevable aux gens du métier, et on le comprend d'autant mieux si on lit les réactions d'Eolas à l'article cité de P. Robert-Diard, la "défense décodée", qui a cette particularité de transcender entièrement la réalité de la scène, la médiocrité des acteurs, pour en faire une épopée, où deux hommes face à face construisent une défense, récapitulent des faits, travaillent à leur expression, un peu à la manière dont procède le film "Elvire-Jouvet 1930" pour magnifier le travail du metteur en scène.
Je possède une méthode infaillible pour dégonfler, hélas, tous les discours possibles. J'ai découvert cette méthode au temps où je me croyais écrivain et lisais fébrilement Maurice Blanchot, thuriféraire de la fonction. Blanchot truffe ses analyses (?) de sentences telles que "L'écrivain est le seul être lucide", "L'artiste, seul parmi les hommes, est chargé de conscience". Pour mesurer la vérité de telles assertions, il suffit de remplacer "artiste" ou "écrivain" par "plombier" ou "électricien". "Le plombier est le seul être lucide" : pourquoi n'y croyons nous-pas ? D'une part parce que c'est faux, et d'autre part parce que cette phrase ne saurait être prononcée que par un plombier, à condition qu'il maîtrise l'écriture. Comme ce sont les écrivains qui se sont fait une spécialité de fabriquer des livres avec des mots, ils sont détenteurs de la parole au sujet de leur propre métier, qui est de maîtriser la parole, et donc libres de le dignifier et de le sublimer à loisir. Aucun plombier ne saurait dégonfler la parole des écrivains, à moins de devenir écrivain lui-même.
Or, dans ce que je lis d'Eolas ou de Pascale Robert Diard, et quand j'entends parler de "grandeur", je ne puis m'empêcher de transposer la scène dans un autre contexte : l'électricien s'efforce de démontrer l'inanité du système électrique proposé par son client, et rentre chez lui vidé, après y être parvenu : "Quand l'électricien regagne sa camionnette, le regard du client, aimanté, s'attarde sur sa salopette. Il est vidé." . L'instituteur s'efforce de démontrer l'importance du calcul mental à l'élève réfractaire, y parvient, et rentre chez lui vidé, après y être parvenu. Le maître de conférences s'épuise à exposer sa méthode historiographique à des étudiants qui n'y comprennent rien, mais misent cependant leur avenir dans les compétences qu'ils acquerront à l'issue de ce cours, et le maître de conférences rentre chez lui enroué. Si je ne décris pas ce genre de scène, c'est que j'abhorre tout ce qui relève de la posture, à mes yeux aussi vomitive que l'imposture. Nous ne sommes ni des missionnaires ni des escrocs : nous exerçons des métiers.
Que les universitaires soient en charge de modeler et former la fine fleur de la société de demain, en leur inculquant des savoir-faire, des compétences à un point d'excellence qui permettra à la science d'avancer, à la société de se régénérer, et à l'Etat d'être gouverné, ma foi, c'est vrai quand on y pense. Mais comment résister à notre propre désillusion, quand de l'opinion publique ne montent que des volées de "chercheurs inutiles" et du gouvernement des réformes menées avec tambour et trompette mais sans réflexion, destinées manifestement à ébranler le système d'enseignement et de recherche jusqu'au moment où, faiblement enraciné, il sera facile de l'abattre et de le débiter ? Il y a trente ans, on aurait croisé Roland Barthes au Flore ou aux Deux Magots. Aujourd'hui, on le reconnaîtrait à peine à la sortie d'un Macdo. Notre statut et le sens que nous en avons est donc tombé bien bas. Dans le cas des universitaires, la vindicte populaire est alimentée par les politiques pour une raison simple : les politiques ne sont pas passés par l'université, mais par les grandes écoles, ils ignorent ce qu'est la recherche ; les milieux populaires n'y ont jamais accédé. C'est donc l'objet tout désigné du rejet, du mépris, de l'incompréhension.
Bon, je vais scinder cette note en deux.
J'aime bien ta méthode de dégonflement et je fonce lire la suite de ton post
Rédigé par : mouton | mardi 14 oct 2008 à 12:46