Le lecteur sait sans doute que plusieurs millions d'animaux sont sacrifiés chaque année à la recherche scientifique. Rats, souris, lapins, chiens, chats, porcs, macaques, babouins, chimpanzés, gorilles et même orang-outang (bien que leur statut d'espèce en voie de disparition ait dû tarir les recrutements).
Les expériences menées sur eux portent sur les molécules prometteuses, les médicaments que l'on en retire, mais aussi sur les molécules chimiques que l'on envisage d'employer dans les produits ménagers, sans compter les multiples expériences menées par les recherches nucléaires (irradiations) et l'armée (tests d'armements, de résistance aux chocs et aux bombes, etc.).
Nombre de ces expériences sont utiles, me direz-vous. Indispensables ! Répondront d'autres.
Ce n'est pas de cela dont je souhaite discuter ici, mais plutôt de la schizophrénie qui nous guette lorsque nous testons sur des bêtes des produits qui nous sont destinés, y compris produit vaisselle 'doux pour les mains' qu'on leur applique dans les yeux, et surtout xénogreffe à propos desquelles Florence Burgat (2007) expose que la préparation psychologique du malade à recevoir un foie de porc est plus longue que la préparation anti-rejet. Cela débouche sur de beaux débats dignes de Thomas d'Aquin - "votre foie est celui d'un porc mais votre esprit est celui d'un homme, et votre âme est inchangée".
Je reprends un passage déjà cité de Dominique Laplane (2005) à propos des antalgiques testés sur des rats :
« Il va de soi qu’il est impossible de bâtir une psychologie [humaine] complète sans prendre en considération la subjectivité, ce que nous percevons, le vécu, si on préfère. Dans ce modèle, les modèles animaux sont de peu de secours et leur utilisation expose à injecter de façon subreptice la subjectivité de l’observateur. L’étude des phénomènes douloureux est couramment pratiquée chez l’animal pour étudier la physiologie de la douleur et pour rechercher des médicaments efficaces contre elle. On utilise souvent un modèle qui consiste à fixer sur la queue du rat une électrode et à y faire passer des courants de plus en plus fort. L’animal commence à s’agiter, puis à pousser des cris et à mordre son électrode pour essayer de s’en débarrasser. On a ainsi à sa disposition des moyens d’étude objectifs : l’intensité du courant et le comportement de l’animal qu’on peut éventuellement quantifier. L’expérimentation est objective, certes, mais son interprétation ne l’est déjà plus strictement. Elle suppose que l’animal ressente quelque chose d’analogue à ce qu’éprouverait l’expérimentateur dans des circonstances analogues. Sans doute, dans le cas particulier, la légitimité du procédé ne fait pas de doute, je suppose, mais à condition de rester conscient de l’intrusion de la subjectivité pour en rester maître. » (Laplane, 2000 : 33)
Ce qu’expose ici Laplane est, au sens propre, un raisonnement qui se mord la queue : la négation de la subjectivité du rat entache d’un doute le résultat d’une expérience, car le vide serait susceptible d’être rempli par la subjectivité de l’expérimentateur. Comme il ne saurait être question que l’expérimentateur, pour pallier le défaut de subjectivité de l’animal, teste sur lui-même le dispositif, l’expérience est condamnée à n’être qu’une interrogation circulaire : au nom de ses présupposés théoriques, on ne peut admettre que le rat souffre et le manifeste de manière tout à fait claire, puisque cette souffrance ne reposerait pas sur sa subjectivité à lui, mais sur celle de l’expérimentateur. La liste est longue d’expériences menées dont on ne sait exactement si elles en disent plus long sur les cobayes ou sur les scientifiques eux-mêmes. Parce que cette synthèse veut éviter le ton pamphlétaire, je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Singer (1993 : 86-89) qui dénonce avec force exemples ces expériences, mais on peut en trouver d’autres tout aussi affligeantes dans l’ouvrage de Denton (1995 : 75 ; 85 ; 125) qui lui n’y trouve rien à redire, mais vient buter toujours sur la même conclusion, toujours formulée plus ou moins de la sorte : « Bien sûr, on ne saurait extrapoler ces résultats à l’être humain… »
Voici d'autres exemples de cette formule (il m'a suffi de l'entrer dans Google) :
Quand peut-on substituer le rat à l'être humain? « Une grande prudence est de mise lorsque l'on tente d'extrapoler à l'humain les résultats d'études menées avec des rats », souligne Ashley Monks, lauréat de l'un des Prix de doctorat de 2002 décernés par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie. Les animaux nous ressemblent à bien des égards, notamment en ce qui concerne les voies biochimiques. Par contre, il nous est impossible d'extrapoler s'il est question du fonctionnement cognitif. »
"Ne voulant pas créer d’impatience et de faux espoirs, les chercheurs rappellent que l on en est seulement à la phase d expérimentation animale et qu il faudra du temps pour passer à l homme. «Les souris ne sont pas des hommes», soulignent- ils"
Les bienfaits de l'exercice physique condensés dans deux molécules Après administration quotidienne d'Aicar durant un mois, les souris sont capables de se déplacer - dans une cage tournante ou sur tapis roulant - sur des distances de 44 % supérieures à celles de leurs congénères non traitées. Dans d'autres conditions expérimentales, des performances encore plus spectaculaires (allant jusqu'à 68 % d'améliorations) peuvent être obtenues à partir du composé GW 1516.
Peut-on déjà postuler, comme le fait le pharmacologue David Mangelsdorf (université du Texas), que l'on dispose de la recette miracle qui permettra de bénéficier des avantages de l'exercice physique sans avoir à le pratiquer ? Ou faut-il se ranger à l'avis de Michael Rennie, spécialiste de physiologie à l'université de Nottingham, pour qui "les souris ne sont pas des hommes" ? Quelle que soit la réponse, plusieurs multinationales pharmaceutiques ne cachent plus le vif intérêt qu'elles portent à ces travaux.
Premiers tests d’un principe actif du vin rouge positifs 26.03.2008Ces bonnes nouvelles ont cependant deux «hic»: premièrement, l’homme serait obligé de boire d’énormes quantités de vin rouge pour atteindre le dosage nécessaire. Deuxièmement, les souris ne sont pas des hommes. On ne sait pas encore si le principe actif aura le même effet sur l’être humain. Bien, je n'en rajoute pas pour l'instant, le lecteur note l'évidence, il s'agit d'une constante du discours scientifique relatant le résultat d'expériences menées sur l'animal. S'agirait-il de ne pas donner de faux espoirs à des milliards d'obèses anxieux à l'idée de pratiquer l'exercice physique, ou à d'infortunés migraineux? Pas sûr. Ces formules rituelles semblent plutôt destinées à minimiser le sacrifice d’animaux de laboratoires en réduisant la portée de leur contribution. On peut ainsi verser une larme sur la mort en orbite de la chienne Laïka, mais pas sur les millions de chiens anonymes qui, cordes vocales sectionnées, ont testé pour nous les produits ménagers.
Et à cela on découvre bien vite un effet pervers. Car c'est le même discrédit qui est jeté par les fabriquants d'OGM et par l'industrie chimique lorsque les tests menés sur les animaux se retournent contre eux. Car la polémique récente née de la baisse de fertilité masculine humaine liée à l'association de produits toxiques réputés non-nocifs lorqu'on les considère séparément, est écartée de la même manière : Est-on à la veille d'un scandale sanitaire ? Les industriels s'informent sur toutes les nouvelles études et tentent de contrer ces scientifiques, ces "pleurnicheurs endocriniens". Leur argument majeur ? La maîtrise des risques via la "dose journalière tolérée". "Nous sommes toujours sur des études sur les rongeurs. Quand nous aurons toutes les informations, nous découvrirons que tout cela n'a pas le même effet sur l'homme", explique un représentant de l'industrie. (Le Monde, 21/11/08: "Hommes au bord de la crise de sperme") Il est frappant de constater que ces gens dont le travail consiste à martyriser des animaux pour notre bien-être physique (car moralement, c'est une autre affaire) sont prêts à discréditer tout ce sur quoi repose leur protocole d'expérimentation, c'est-à-dire l'extrapolation à l'humain de résultats obtenus sur les animaux, lorsque les résultats sont problématiques. Cela ne les empêche nullement de proclamer, en un autre contexte, le caractère "absolument nécessaire" des tests sur l'animal qui, il est vrai, brasse de forts intérêts économiques. Voir Jeangène Vilmer (2008) pour les publicités vantant les souris génétiquement modifiées, les chiens "exempts de tout défaut", vendus aux laboratoires par des officines spécialisées, cela avec des slogans à faire vomir. Et finalement, le plus choquant reste encore ce phénomène qu'une légitime inquiétude pour nos spermatozoïdes tend à occulter : ces produits toxiques qui nous reviennent par la bande, sous forme de traces, de soupçons, de micro-particules, ont été déversés à pleins fûts et à grosses volutes dans la nature. Les oiseaux pondent des oeufs qui se brisent, les reptiles amphibiens et poissons changent de sexe, ou deviennent hermaphrodite. Dira-t-on aussi que "les rats ne sont pas des alligators ni des grenouilles" ? Dans quel monde vivons-nous pour qu'un opérateur de remonte-pente soit traîné devant un tribunal mais l'inventeur du DDT et ceux qui l'ont commercialisé ne le sont pas? Nous sommes une espèce autiste. Des "tziganes" disait Jacques Monod - mmh plutôt des pique-niqueurs : nous nous comportons sur Terre comme si nous n'y étions que de passage. Le mal que nous faisons aux êtres qui nous entourent nous est retourné, c'est logique, du fait de notre propre expansion, et du degré de saturation des systèmes naturels qui ont jusqu'ici recyclé nos ordures. Mais on peut se consoler en se disant que le collapsus des écosystèmes "n'aura pas le même effet sur l'homme"...
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