J'adore travailler à Neverland.
J'y suis considéré comme un paria, un type infréquentable, et quand je suis de bonne humeur, cela me remplit d'allégresse que de voir les efforts des collègues pour ne pas me saluer.
Je ne sais même pas comment nous en sommes arrivés là. Un dicton s'est imposé à moi dès mes premières années dans cette université : "On peut perdre ses amis, mais on ne perd jamais ses ennemis". Cette logique veut que de manière inéluctable le nombre d'ennemis dépasse un jour le nombre d'amis.
Comment on se fait des ennemis ? Prenons un exemple qui ne relève pas trop de l'incompatibilité de caractère. Un jeune collègue, d'abord ATER puis recruté à Neverland, sympathique, sérieux, ambitieux, et intelligent : appelons-le J.
Comme tout le monde, il pète un peu les plombs à l'issue de son doctorat. Il a reçu des compliments, en a déduit que sa thèse était réellement forte et lui, donc, singulièrement capable. Nous le recrutons car nous avons confiance en ses capacités, dont l'amabilité fait partie.
C'est le moment où je publie un volume contenant un certain nombre de communications tenues durant quatre ans dans notre séminaire de recherche. Il a fait deux interventions : j'en inclus une mais pas l'autre, et je lui explique pourquoi. Il y a des faiblesses dans l'exposé théorique et le sujet lui tenant trop à coeur, il a perdu de vue la problématique qui donne sa cohésion à l'ensemble.
Sa réaction ? C'est tout juste s'il ne me traite pas de merdeux, indigne de juger ses productions - et me rappelle à l'occasion les termes élogieux du jury de sa thèse. Je réagis avec patience, d'abord, lui expliquant que je suis l'éditeur de la revue et que, même si j'ai tort, je suis responsable de la ligne éditoriale. Pour l'apaiser, je soumets ses deux contributions au comité de rédaction, qui me donne raison.
Cela fait trois ans déjà. Depuis, ce collègue ne cesse de me tirer dans les pattes, a tout fait que je n'obtienne pas de subvention à la publication de mon bouquin, et comme nous enseignons tous les deux le mardi, sa grande affaire est de ne pas me croiser dans les couloirs.
Ils sont plusieurs comme cela, qui m'évitent. Il ne me reste que deux ou trois amis là-bas. Une si imposante majorité ne peut avoir tort, et je pense comme Julien Sorel "je suis un être bien bas, bien insupportable aux autres, et ne mérite pas de vivre".
J'ai retrouvé le texte du message en question. Je précise que je m'étais borné aux quelques remarques énoncées ci-dessus, et voici la réponse de mon collègue J. (cela remonte à la fin 2006):
Cher Anthropopotame,
J’ai pas mal hésité avant de me décider à t’écrire après notre conversation d’hier. Je me disais qu’il valait mieux ne pas le faire, que cela revenait en quelque sorte à te montrer que le jugement que tu portes sur mon travail compte à mes yeux, que ce que tu m’as dit pouvait m’atteindre d’une manière ou d’une autre : ce n’est pas le cas, tout simplement parce que l’avis d’une personne qui reconnaît d’elle-même son incompétence dans mon domaine de recherche (science et philosophie politiques/Espagne), ne peut m’affecter aucunement. Mais, en même temps, ne pas réagir reviendrait à considérer que ton attitude à l’égard de mon travail et de ma personne est acceptable et parfaitement respectueuse. Permets-moi de te dire qu’elle ne l’est pas. Tu dis ne pas comprendre mon propos et te lances dans une explication qui tendrait à contester la légitimité de mon approche (ethniciste (!?), trop engagée, et partant peu scientifique) de mes sources (Glissant) et j’en passe. A t’entendre, mon texte serait de la pure fumisterie, un pamphlet dans le meilleur des cas. Mon cher Anthropopotame, il faut que tu réalises une bonne fois pour toutes que je ne t’ai pas attendu pour publier avec de grands spécialistes dans mon domaine, aussi bien en France qu’en Espagne ; que je ne t’ai pas attendu pour rendre une thèse qui a été saluée unanimement par le Jury, aussi bien pour l’engagement de l’auteur qu'en raison de sa qualité et de sa rigueur scientifique ; qu’en l’occurrence ce n’est pas mon travail qui doit être remis en cause et soulever des interrogations, mais plutôt le lecteur que tu es ; et enfin, que je ne me serais jamais permis de porter un jugement sur ton travail, tout simplement parce que je ne suis pas anthropologue... Comment veux-tu avoir une chance de comprendre mon texte sans enlever tes lunettes d’anthropologue et chausser celles de politologue ou de philosophe (encore faut-il pouvoir le faire) ? C’est tout bonnement impossible !! Et surtout, ne viens pas me dire que j’encaisse mal la critique (trop facile !) : pour qu’une critique soit digne de ce nom, il faut qu’elle soit fondée ; or, tu reconnais toi-même n’avoir aucune compétence dans mon domaine… Bref, tu m’as pris de haut et c’est quelque chose que je ne peux tolérer.
Quant à l’éventuelle publication du texte en question, je reste sur ma position : fais ce que bon te semblera. Ta décision de ne pas le publier, bien qu’incompréhensible à mes yeux (après tout, si on ne publie que ce qu’on comprend…), ne m’avait contrarié le moins du monde. Si c’est toujours ce que tu comptes faire, et si le labo te le permet, moi, j’acquiesce. Mais, de grâce, la prochaine fois, si prochaine fois il y a, épargne-moi ton incompréhension.
J.
Anthropopotame, votre billet m'a bien fait rire! Bon courage avec la mesquinerie ordinaire de vos collegues...
Rédigé par : Aisling | mercredi 26 nov 2008 à 19:09
En fait si ca se trouve, t'es un relou qui s'ignore, aussi?
Ceci dit, y'a un truc qui m'echappe: c'etait un padawan quand tu etais deja un jedi ou vous avez ete promus dans la meme annee?
En fait je m'interroge sur la perte eventuelle par J du respect des aines...
Rédigé par : Le Piou | mercredi 26 nov 2008 à 21:45
@ Aisling, la problème c'est que n'existent pas de stratégies de réconciliation. Je suis tout aussi mesquin que les autres, sans doute, mais j'ai tendance à pardonner assez vite.
@ Le Piou: j'ai soutenu en 1997, lui en 2006...
A lire son message, on croirait que je l'ai provoqué gratuitement, tout imbu de moi-même, etc. La vérité c'est que nous avions déjeuné ensemble spécialement pour en discuter, et que je lui avais expliqué aussi diplomatiquement que possible pourquoi je choisissais son autre texte. je suis tombé des nues quand il m'a envoyé ce message. Je l'ai fait lire à mon amie de l'époque qui m'a dit que j'avais dû être odieux avec lui, et injuste, surtout, pour qu'il réagisse si violemment. Je lui avais alors donné l'article en question qui lui est tombé des mains après deux paragraphes.
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 26 nov 2008 à 22:03
@ Piou, le respect des ainés, c'est sur toi tu maîtrises vachement ;-)
@ Anthro: là t'as mis la main sur un superbe specimen... faut le bichonner celui là, le garder bien à l'abri (perso, je te conseille le formol) !
Rédigé par : Narayan | jeudi 27 nov 2008 à 19:38
Gardons à l'esprit ceci, chers commentateurs: je relate cet épisode parce que mon esprit est ainsi fait que je ne suis pas fichu de relater les coups bas que j'ai moi-même assené (ou bien la honte m'aura rendu amnésique).
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 27 nov 2008 à 19:46
Ah, le monde universitaire...
J'y ai quelques amis (aucun ennemi à ma connaissance, mais mon statut de praticien m'y rend de toute façon quasiment invisible), et je reste souvent perplexe devant l'aspect puéril de certaines anecdotes qu'ils me relatent.
Etant précisé que les plus puériles ne sont pas pour autant les moins violentes, ni même, hélas, les moins préjudiciables.
Neverland est une magnifique trouvaille sémantique pour désigner ce monde bizarrement figé, éthéré, ludique et cruel.
Des pirates, un crocodile, des enfants sauvages, ou perdus, et la nostalgie d'une figure maternelle à jamais hors d'atteinte... tout y est, je crois.
Simplify, simplify, comme disait (si mes souvenirs sont exacts) Thoreau.
Arrivez-vous, cher anthropopotame, à ne pas rentrer dans les rapports de force ? Est-ce comme un genre de jeu, un divertissement pascalien ? Ou rien de tout cela ?
Rédigé par : Fantômette | vendredi 28 nov 2008 à 17:09
Chère Fantômette, ravi de vous voir à nouveau hanter ces sombres rivages.
Je reste dorénavant à l'écart de la plupart des conflits, internes ou ministériels. J'en avais assez de former des coalitions et d'être abandonné au milieu du gué par des gens qui ne risquaient pourtant rien, assister à des réunions et être le seul à parler clairement sans susciter aucun écho sinon, bien plus tard, des remerciements pour avoir "parlé en notre nom". Je n'ai jamais compris qu'il fût possible d'être lâche quand on est fonctionnaire et universitaire. C'est la profession dans laquelle on a le plus de liberté, avec d'abord la liberté de choisir son temps et les investissements qui nous tiennent à coeur.
Autre chose: l'université est un vaste apprentissage de la démocratie. Tout y est négocié, donc tout y est rapport de forces. Les grands choix ont lieu tous les quatre ans: plus ou moins de recherche, plus ou moins de pédagogie, plus de filière, moins de filières, etc. Mais Bourdieu (qui n'est pas votre tasse de thé, je le sais) explique bien comment à la fin des années cinquante l'université s'est vue littéralement noyautée de normaliens et/ou agrégés, qui se sont par la suite recrutés entre eux. Je suis agrégé moi-même, mais je mords les mains qui m'ont nourri.
Donc, en lettres, arts et sciences humaines (histoire et philo particulièrement), les recrutements ont toujours lieu dans ce vivier, où les esprits sont moulés à produire vite et brillamment sur des sujets qu'ils ne maîtrisent qu'à peine. Tout le contraire de la recherche, donc, telle que je l'ai découverte par la suite, au CNRS et particulièrement en ethnologie.
Et vous Fantômette, êtes-vous heureuse d'être avocate? Fréquentez-vous quotidiennement des chevaliers blancs et noirs qui vous fascinent? Ou les fascinez-vous en laissant osciller le minuscule poignard formant un F. que vous portez, si mes souvenirs sont bons, en pendentif?
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 28 nov 2008 à 17:32
J'ai le plus grand respect pour la science et le savoir en général, cela me navre de voir le milieu universitaire ainsi, vous avouerai-je. Tschok, un autre avocat, vous entretiendrait sûrement brillamment du problème posé par les "sublimes récapitulateurs", calcifiés sur leur savoir et mortellement anxieux à la seule idée de l'ouvrir à des influences extérieures.
Pour ma part, oui, je suis heureuse d'être avocate. J'y ai trouvé le savant équilibre qui semble me convenir, entre les théories les plus aériennes et la pratique la plus rugueuse. Ce perpétuel aller-retour entre les concepts et les situations, qui me passionne depuis ma première année de droit, ne cesse de me fasciner.
Je me repose du réel dans les livres de droit, et me remet de la théorie en me cognant aux faits.
Je fréquente, somme toute, peu de chevaliers, blancs ou noirs, et crains fort de n'en fasciner aucun.
De mémoire, le F était une broche et non un pendentif. Il sert à maintenir la cape.
Rédigé par : Fantômette | vendredi 28 nov 2008 à 18:40
Tiens tiens... j'étais presque sûr que le F lui servait occasionnellement de canif.
Ne craignez point que nous nous encroûtions, je passe une bonne partie de l'année en Amazonie. Mes séjours en France sont de vraies plages de repos!
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 28 nov 2008 à 19:38
Vous êtes ridicule, votre myopie mandarine étouffe l'université française, c'est consternant
Rédigé par : DDD | mardi 02 déc 2008 à 01:45
@DDD votre argumentation clairvoyante nous apporte beaucoup, merci.
Rédigé par : anthropopotame | mardi 02 déc 2008 à 03:03
"@ Piou, le respect des ainés, c'est sur toi tu maîtrises vachement ;-)"
Narayan: ;-)
Ceci dit, dire a son patron de these que c'est un con quand il fait une connerie, c'est a mon avis la plus grande preuve de respect qu'on peut faire. Bon, faut reconnaitre qu'avec d'autres ca se seraient super moins bien passe, mais en meme temps il etait le seul que j'ai suffisament respecte pour le lui dire...
Ceux qui n'ont jamais connus ce genre de raltion ne peuvent pas comprendre a mon avis.
qu'est ce qu'il me manque cet homme-la...
Rédigé par : Le Piou | mardi 09 déc 2008 à 23:30