Il est temps d'aborder la question de l'enseignement. Voici un sujet que j'ai distribué à des étudiants de 3e année. Le cours avait duré en tout une dizaine d'heures, au cours desquelles je leur avais exposé la méthode d'analyse des discours identitaires, la théorie des interactions sociales (sous l'angle des stéréotypes comme mécanisme de discrimination intergroupes) et finalement le discours de l'homme au sujet de l'animal, comme définitoire d'une identité humaine (cf cette note qui formait le contenu de ce dernier cours). Ils avaient deux heures pour composer sur le texte suivant, extrait de Libé, mais la personne qui surveillait l'examen a oublié de leur distribuer la 2e page (OK, je n'avais pas eu le temps de l'agrafer), donc toute la conclusion (les deux derniers paragraphes) avaient sauté. Or une étudiante m'a remis un excellent travail. Je le cite à la suite du sujet, et proposerai une série de réflexion "en abyme".
UE LIBRE « Stéréotypes culturels et constructions identitaires »
Lisez attentivement le texte suivant. Relevez le système de stéréotypes concernant les rapports de l’homme et de l’animal.
Dans l'air du temps, l'«animalité de l'homme» ou l'«humanité de l'animal» sont des leurres.
On n'est pas des bêtes
Par Pascal-Henri KELLER
QUOTIDIEN : vendredi 24 novembre 2006
Pascal-Henri Keller professeur de psychologie clinique, université de Poitiers.
Dernier ouvrage paru : le Dialogue du corps et de l'esprit, Odile Jacob.
Porcs «humanisés», singes qui «parlent presque», primates désignés comme «nos cousins», voire «nos frères», on ne compte plus les tentatives contemporaines qui visent à mixer, entre elles, les créatures animales et humaines. Les partisans de cette perspective affirment que nous avons tout à y gagner. Cette philosophie peut d'ailleurs se résumer ainsi : égoïstes, narcissiques et dominateurs jusqu'à aujourd'hui, il est temps que nous acceptions d'offrir enfin l'hospitalité aux autres créatures qui, sans mot dire jusqu'à maintenant, ont accepté de partager avec nous la planète.
Apparemment, l'enjeu de ce combat mené par les nouveaux enfants de Noé et Darwin réunis est désintéressé ; certains d'entre eux sont prêts à leur donner des droits, gravés dans le marbre du droit humain. Il s'en trouve d'autres pour prétendre qu' un tel projet d'intégration correspondrait à un progrès indiscutable pour la communauté humaine.
Existe-t-il encore une possibilité de réagir face à un engouement aussi massif pour la cause animale ? Quand se multiplient les films pour grands et/ou petits, documentaires ou dessins animés, métamorphosant tous les animaux en êtres parlants, bavards ou parfois même logorrhéiques. Quand l'image de synthèse, sur des animaux bien réels, vient transformer leurs babines en lèvres, dont les mouvements deviennent alors autant de paroles articulées. Quand des philosophes se demandent le plus sérieusement du monde si les animaux ont une pensée. Quand des éthologues traquent tout ce que les conduites respectives des bêtes et des humains ont de ressemblant, de la parade amoureuse aux comportements de domination-soumission. Quand des psychanalystes essaient de comprendre les difficultés précoces d'attachement de l'enfant à sa mère, à l'aide d'observations expérimentales sur des petits macaques privés de leur mère. Quand des revues scientifiques font leur une sur les animaux, en se demandant pourquoi ils ne parlent pas. Quand les primatologues se questionnent sur la part du singe qui existe en nous. Quand les savants cherchent l'humanité au fond des yeux des grands singes. Quand les psychologues aimeraient savoir ce que les gorilles ou les chimpanzés ont à nous dire. Quand certains journalistes se déclarent frappés par la troublante continuité mentale qu'ils disent observer entre nous et les primates. Quand d'autres journalistes sont prêts à nous déclarer coupables de laisser disparaître nos frères singes. Quand des sexologues vont jusqu'à chercher chez le rat ou la gerbille l'explication de l'abstinence sexuelle humaine. Quand des intellectuels se demandent si la parole est un produit de la sélection naturelle. Quand des supporters de foot font des mimiques simiesques au moment où certains joueurs à la peau foncée marquent un but. Quand l'homme politique à l'oeil de verre parle de son adversaire d'origine africaine comme d'un gros zébu fou. Quand l'une des plus célèbres actrices de cinéma au monde parle de son accouchement en se comparant à une vache en train de mettre bas. Du monde de la science au monde profane en passant par l'univers people, ce n'est qu'un seul et même discours : l'originalité intrinsèque du statut de l'humain au coeur du vivant est infiniment moins intéressante que les vestiges animaux de sa substance biologique.
Autrement dit, la période actuelle n'est pas très favorable pour tenter de penser la place de l'homme dans le monde sans un détour par le monde animal ; pour se risquer dans cette voie, il faut donc beaucoup d'audace. Quant à l'autorité de la science, elle en donne à peine la légitimité nécessaire. C'est par exemple Daniel Marcelli qui, seul parmi ses pairs et loin des idées reçues, affirme que la capacité à croiser les yeux et à partager durablement le regard n'appartient qu'à l'homme, soutenant qu'aucun animal ne peut rivaliser avec lui sur ce plan (1). Mais cette audace peut également surgir inopinément sous une plume journalistique. C'est Jean-Yves Nau, dénonçant un contexte de «régression collective» et de raisonnement indigent : penché sur des mots à la mode, «euthanasie» ou «assassinat», pour parler de la mort d'animaux (2).
A ces quelques exceptions près, remettre en question la comparaison homme-animal, prétendument fondée scientifiquement, n'a pas très bonne presse dans notre pays. S'opposer à la notion de «cousinage» entre l'homme et l'animal est jugé, au mieux absurde, au pire relevant d'un obscurantisme entêté. Au-delà de toute revendication d'indépendance, la seule attitude scientifiquement correcte concernant le monde du vivant consiste à admettre l'assujettissement de l'humain à l'animal, son «parent».
LES ETUDIANTS N'ONT PAS EU ACCES A LA FIN DU TEXTE, QUE VOICI : Face à un unanimisme qui s'étend du savant au profane, peut-on encore faire entendre une autre voix ? Dispose-t-on encore d'arguments opposables ? Par exemple, qui osera soutenir que, scientifiquement et éthiquement parlant, rien ne prouve la pertinence d'une démonstration de «l'animalité de l'homme» ou de «l'humanité de l'animal», ou pire encore, de la fusion embryologique des deux? Pourquoi ne pas rappeler que, si la littérature puise à profusion dans ce mixage, l'actuelle fascination des scientifiques pour cette fusion risque, de leur part, d'apparaître un jour comme un fourvoiement scandaleux et barbare.
Il y aura bientôt un siècle, dans un livre couronné par le prix Goncourt, Louis Pergaud racontait ainsi la fin brutale de Guerriot l'écureuil : «Guerriot sent sa tête qui ne pense plus ! Il faut fuir, fuir ! Brusquement il va secouer ce charme, tenter le geste, esquisser l'élan. Trop tard ! Un immense éclair rouge jaillit de l'oeil vide, un saisissement plus grand et plus fou perce le petit crâne bossué et cingle sous le poitrail blanc le coeur chaud de la pauvre bête qui sauta et dégringola sur le sol, encore aux dents la grosse noisette jaune déchaulée, qu'elle serrait plus fort entre ses petites mâchoires raidies par l'étonnement suprême de la mort» (3). L'écrivain parvient à suggérer que le petit animal, hypnotisé par l'homme et la gueule de son fusil, en perd toute capacité de jugement et s'arrête de penser, au point d'y perdre la vie. N'y aurait-il pas dans ces lignes un enseignement auquel il serait bon de réfléchir en ce moment ? Fascinés par leurs ressemblances et oublieux de leurs dissemblances avec le monde animal, ces militants pour une humanité animalisée ne parviennent qu'à dénaturer l'enseignement de Darwin, davantage un questionneur de l'évolution qu'un militant de la cause animale. En s'échinant à regarder les bêtes au fond des yeux afin d'y découvrir la clef de notre humanité, ils risquent d'y perdre les valeurs qui la fondent. Car ils font mine de tenir pour nul et non avenu l'unique témoignage de notre existence humaine : notre parole.
(1) Les Yeux dans les yeux , Albin Michel, 2006.
(2) Le Monde du 25 août 2006.
(3) De Goupil à Margot , Mercure de France.
Elle reprend certains de mes arguments, mais l'analyse vient d'elle-même, de son bagage acquis en socio, de sa propre capacité d'exégèse et d'argumentation, selon le cadre que j'ai donné. Je n'ai donc pas le sentiment qu'elle me répète, mais qu'elle poursuit ma réflexion selon ses moyens propres (sauf, bien évidemment, le fait que réfléchir à cela précisément est une imposition de ma part).
Quelle lucidité, quelle pertinence! (pour ce que je peux en apprécier du moins...)
Pour l'anecdote:
j'ai récemment passé un examen devant un avocat d'extrême droite, amateur de chasse à courre, sur un sujet choisi par lui dont le thème était en gros "comment se débarrasser d'un maximum de salariés d'une usine de foie gras, sans utiliser le licenciement, et sans modifier la productivité".
Je comprends donc la problématique du "bon étudiant"...
Rédigé par : IV | mardi 16 déc 2008 à 15:20
Et j'imagine qu'à présent, les excellentes suggestions que tu lui as données figurent sur son blog à lui :-) Elles serviront peut-être d'inspiration à tous les propriétaires de fabriques de foie gras qui veulent augmenter leur production en virant leurs salariés. Tu seras devenue leur Muse !
Rédigé par : anthropopotame | mardi 16 déc 2008 à 15:23
Ne retourne pas le couteau dans la plaie :_(
En plus il a du trouver ça applicable, j'ai eu une bonne note.
Je suis un monstre.
Rédigé par : IV | mardi 16 déc 2008 à 15:35
C'est amusant que vous vous posiez la question de savoir si cette étudiante est "de votre bord" (pour formuler la chose d'une manière un peu simpliste, je le reconnais), ou simplement une étudiante particulièrement bien adaptée aux études universitaires (le "bon étudiant").
J'ai envie de vous poser la question suivante : au regard des finalités d'un enseignement supérieur, est-ce que cela modifie quelque chose ?
Vous vous suspectez vaguement d'avoir été séduit par le fait que son analyse recoupait la vôtre. Mais vous êtes chargé d'enseignement, donc, on peut supposer qu'un étudiant dont l'analyse recoupe celle d'un prof ou maître de conf, dès lors qu'elle la recoupe sur le fond et sur la forme, c'est-à-dire qu'elle énonce un raisonnement logique, cite des références, démontre sa bonne compréhension de la matière et de ses problématiques... bref, qu'à son tour, pour résumer, elle se montre apte à produire un savoir, il n'est pas illégitime de lui donner une très bonne note.
Mais, un étudiant "suradapté" (du type de l'autiste de base qui va ensuite vouloir décrocher son allocation de recherche :-) ), la mérite t-il moins ? Pour avoir démontré une intelligence capable de produire un savoir, au moins formellement, et EN PLUS s'être montré capable de s'adapter à un moule dans lequel il ne se coule pas naturellement ?
Quel est le but d'un enseignement supérieur exactement ?
Cela m'évoque (toute proportion gardée) le problème des "bons détenus" en détention. Le bon détenu, celui qui ne fait pas de vague, se lève quand on lui demande de se lever, s'assoit quand on lui demande de s'asseoire, essaye de travailler mais en prend son parti s'il ne peut pas, essaye d'étudier mais en prend son parti s'il ne peut pas, n'a pas de dossier disciplinaire, baisse la tête quand il croise les caïds, etc.
On entend parfois dire à son sujet qu'il est si adapté que cela devient un problème, on veut y lire parfois l'hypocrisie de celui qui cherche avant tout à se bâtir un bon dossier d'aménagement de peine. Et oui, c'est peut-être vrai. Mais donc ?
Qu'essaye t-on de faire d'un détenu en prison, sinon ce "bon" détenu là ? Qu'essaye t-on de faire d'un étudiant à l'université sinon ce "bon" étudiant là ?
Rédigé par : Fantômette | mardi 16 déc 2008 à 19:39
La question qui se pose à moi est : un "bon étudiant" ferait-il un bon chercheur? Voudra-t-il intégrer une équipe?
D'autre part, certains enseignants finissent par se comporter, à leur corps défendant parfois, mais pas toujours, comme des gourous. Ici la question ne se pose pas (très peu d'heures de cours, ce n'est donc pas cela qui est en jeu ici) mais il est légitime que je m'interroge sur mes pratiques.
Rédigé par : anthropopotame | mardi 16 déc 2008 à 19:51