Dernière conférence de Viveiros de Castro, cette fois sous forme d'un bate-papo (conversation) avec Philippe Descola. Bruno Latour était là également. Salle comble, public assis par terre; je le dis et le répète, s'il y a un endroit à Paris où il fallait être, c'était là.
Descola a présenté ses travaux et points de convergences avec Viveiros, a salué son "coup de génie" qu'était l'article de 1996 sur "le natif relatif" où il introduisait le concept de perspectivisme, Descola expliquant alors comment, après un été studieux, il avait fait émerger les catégories fondatrices de sa nouvelle anthropologie (analogisme, naturalisme, animisme et totémisme) comme modes universels d'appréhension de la discontinuité du monde.
Viveiros a repris certains points de sa carrière, revenant longuement sur le perspectivisme (affirmant que la différence entre une chose et un concept est que ce dernier n'aboie pas), et disant que d'un point de vue philosophique, le perspectivisme comme mode d'organisation de la pensée indigène n'était pas une catégorie anthropologique, mais une anthropologie en tant que telle: la pensée miroir de la réflexion occidentale portant sur d'autres peuples. Le perspectivisme est une pensée portant sur les autres peuples et sociétés, y compris animales.
Comme il employait souvent l'expression "production de pensée", tant à propos des indigènes que de Lévi-Strauss, j'ai fini par poser la question qui me tarabustait depuis quelques semaines:
"Monsieur Viveiros, dans Fin de Partie, Samuel Beckett raconte l'histoire d'un homme qui attend son pantalon. Mais après trois semaines, le tailleur ne l'a toujours pas terminé, aussi l'homme furieux lui dit "Il a fallu une semaine à Dieu pour créer le monde, et vous il vous faut trois semaines pour un simple pantalon", A quoi le tailleur répond: oui Monsieur, mais regardez mon pantalon, et à présent, regardez le monde." Ma question est la suivante : le travers de l'anthropologie aujourd'hui n'est-il pas justement de s'intéresser un peu trop au pantalon et pas assez au monde? A force d'étudier des produits de la pensée, nous oublions de considérer le monde commun à partir duquel elle est produite. Oui, les indigènes disent que le jaguar est une personne. Mais ils ne sont pas les seuls: les éthologues disent la même chose. Si nous continuons à nous focaliser sur les discours portant sur les jaguars, nous nous interdisons à jamais de nous intéresser au jaguar, qui ne produit pas de discours à son propre sujet."
Evidemment, l'assistance ne pouvait se douter que le reproche était d'abord adressé à moi-même. Il y a deux semaines, en effet, j'avais essayé mon nouveau pantalon et j'avais un peu perdu de vue le monde.
Viveiros a cette fois été très prolixe, et a abondé dans mon sens. "Si vous me demandez ce que je pense, je vous dis franchement que je suis Elizabeth Costello - les animaux doivent avoir des droits, et les crimes commis contre eux seront un jour jugés. Mais il faut savoir où l'on se situe dans le cadre d'un débat scientifique". Dès lors la question posée fut celle de l'anthropologue, de son rôle, de son engagement éventuel, dans sa capacité à intégrer le non-vivant. Je buvais du petit lait. Bruno Latour est sorti en avance, j'en ai profité pour échanger quelques mots avec lui. Je lui ai rappelé mon nom, il ne se le rappelait pas. "Enfin, c'est moi, Anthropopotame! Il y a quinze ans j'étais amoureux de votre fille, elle a joué dans une de mes pièces, j'étais le colocataire de votre neveu, voilà six mois que je vous écris à propos de l'HDR et que vous me répondez!" "Qui ?" "Anthropopotame!" Il ne voyait pas du tout qui j'étais, je me suis mis à rire et j'ai laissé tomber.
Au cocktail qui suivit, et les cocktails sont comme les bals, il faut des audacieux pour les ouvrir, une jeune femme est venue me parler de son étude sur la danse comme langage, et je ne sus que lui parler des dinosaures, et des conneries éventuelles qu'un dinosaure avait peut-être commises, découvrant l'atome et faisant littéralement sauter la planète juste comme le crétacé s'achevait. Je voulais démontrer que notre potentiel destructeur est survenu en si peu de temps qu'il ne laissera peut-être aucune trace géologique intelligible à de futurs prospecteurs, et que nous sommes donc dans l'impossibilité de dire si l'irruption rapide d'une espèce intelligente (au sens de "capable de faire une gigantesque connerie") ne s'était pas déjà produite.
"Je crois que certains anthropologues sont fous" dit-elle. M'aurait-elle cru davantage si je n'avais pas parlé la bouche pleine?
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