Je reviens d'une conférence d'Eduardo Viveiros de Castro au Musée du Quai Branly, conférence sur le post-structuralisme.
C'était la première fois que je le voyais en chair et en os, il est vif, drôle, son français est excellent, le public était choisi - on se serait cru dans l'équivalent scientifique du salon des Guermantes, et Viveiros parla deux heures devant un public mi-conquis, mi-somnolent, des implications de la pensée de Deleuze et Guattari pour la science anthropologique. Il a longuement évoqué Latour, Stengers, et Tim Ingold, pour lequel je nourris une admiration proche du fanatisme. Je buvais du petit lait en écoutant Viveiros réclamer une anthropologie symétrique, anthropologie de réseau ou de collectif, intégrant l'humain et le non-humain (c'est le sujet de l'article que j'ai soumis à L'Homme), expliquant au passage que le rôle de l'anthropologie est de prendre au sérieux ce que d'autres cultures nous disent, quand il a soudain viré de bord pour se consacrer à Leibniz.
A la fin, n'y tenant plus (je suis ce genre de parasite qui pose toujours des questions en fin d'exposé), je lui ai posé la question suivante: "Si vous estimez, comme Ingold, que si les Indiens considèrent les animaux sont des personnes, c'est tout simplement parce qu'ils sont effectivement des personnes, pourquoi, dans l'optique "symétrique" dans laquelle vous vous placez, vous référez-vous à Leibniz plutôt qu'à Jane Goodall?"
"Eh bien, répond-il, c'est parce que je diverge d'Ingold sur ce point. Quand les Ojibwa disent à Ingold que les animaux sont des personnes, Ingold les croit, en fait Ingold veut les croire. Moi je ne les crois pas, car il ne s'agit pas de croyance, mais de ce qui est pensable. Le fait que les animaux soient des personnes ou non n'a tout simplement aucune importance."
Cette réponse m'a laissé perplexe. Jusqu'où peut-on aller dans un cadre théorique appelant aux réseaux, aux symétries, au Parlement des choses, et quand on les a devant soi, déclarer que l'exercice de facultés intellectuelles valent en soi et non pour un programme? Comme si l'on décrivait l'existence d'une vie extraterrestre et quand des extraterrestres débarquent, on déclare qu'ils ne sont pas intéressant car pur phénomène, hors-cadre théorique?
Nous sommes rentrés à pied, dans le froid, je vais préparer des spaghetti bolognaise pour le dîner de ce soir (pardon Veggie), et je ne me satisfais pas de cette réponse. Si la science anthropologique telle que la conçoit Viveiros est un jeu d'intelligence et de perspectives dans la lignée d'Agatha Christie, alors je refuse de suivre, aussi stimulant que soit l'exercice.
Au passage : tandis que nous cheminions, V. et moi, je lui ai annoncé que je soutiendrais l'HDR en mai ou juin - pensant trouver en elle une oreille attentive comme l'avait été la mienne avant sa soutenance. Elle s'est exclamée, réjouie : "J'espère bien qu'à ce moment là je serai au Brésil!" Dire que l'on me trouve souvent grossier...
J'ai des questions.
Puis-je ?
Qu'appelle t-on "anthropologie symétrique" ?
S'agit-il de cette anthropologie qui "prend au sérieux ce que les autres cultures disent" ? "Prendre au sérieux" est-il synonyme de "tenir pour vrai" (dans votre acception) ? L'appelle t-on symétrique car elle s'opposerait à une conception de l'anthropologie "surplombante", d'où les experts anthropopotames regardent de haut les populations qu'ils observent ?
Qu'est-ce que le Parlement des choses (j'aime beaucoup cette expression) ?
Enfin, si l'anthropologie n'est pas un jeu d'intelligence et de perspectives, c'est-à-dire (mais je peux me tromper) une simple grille de lecture des phénomènes qu'elle observe, qu'est-elle donc ? Que peut-elle être, veux-je dire ?
Rédigé par : Fantômette | vendredi 09 jan 2009 à 17:32
On fait de très bonnes bolognaises avec ça:
http://www.dietobio.com/dossiers/fr/soja/tvp.html
heu sinon mêmes questions que fantômette....
Rédigé par : IV | vendredi 09 jan 2009 à 18:35
Je crains fort que ma réponse ne soit encore plus obscure.
Les concepts de cosmopolitique (Isabelle Stengers), de Parlement des choses et de politiques de la nature (Bruno Latour), de perspectivisme (Viveiros de Castro) et de multinaturalisme (Philippe Descola) renvoient à une avancée philosophique et anthropologique qui date des années 80-90.
Ces concepts se rejoignent sur un point: il faut distinguer ce qui est sujet, ce qui est personne, ce qui est agent (renvoie au concept d' "agency" développé par Alfred Gell). Pour les Indiens amazoniens, certains animaux sont des personnes (car du point de vue du jaguar, le jaguar est l'humain, la personne, tandis que l'homme qu'il va manger est un pécari ou un gibier quelconque - c'est le perspectivisme); pour les mêmes Indiens, certains objets sont des agents (ils ont un effet, exercent une action) et peuvent même être également des personnes, chargées d'un esprit plus ou moins agissant - c'est le cas de certains paniers et vases, mais peut être élargi à d'autres objets, des tissus, ou des arcs...
Cette idée est reprise et développée par Descola ("Par delà nature et culture", 2005): le multinaturalisme est l'idée selon laquelle les natures sont multiples, la culture unique. La culture du jaguar est la même que la nôtre: l'humanité est une condition du sujet, les formes qu'elle peut adopter sont multiples: seuls les hommes sont à la fois humains et hommes. Les jaguars sont humains et jaguars. Donc, selon la position du sujet (jaguar, singe, homme), la nature sera perçue différemment, mais sous l'angle d'une même culture.
Pour Stengers et Latour, le point de départ est différent. Ils posent que lorsqu'un objet ou un fait advient en science - par exemple le microbe, ou le vide absolu, ou l'énergie thermonucléaire - ils ne sont pas de simples choses: ils adviennent au monde, ils adoptent des formes multiples à mesure qu'ils pénètrent l'univers des hommes, font l'objet de représentation, déclenchent de nouvelles idées, de nouvelles peurs, etc; ils ont pénétré l'univers de la culture, ils sont, à leur tour, agents. La cosmopolitique, c'est prendre en considération ces multiples existants qui modèlent nos représentations, nos décisions. Dans "Nous n'avons jamais été modernes" (1991), Bruno Latour prend acte de l'agentivité de ces objets et, s'inspirant de Viveiros, estime que la rationalité occidentale, fondée sur le Grand Partage entre nature et culture, n'est qu'illusion: la science, et les scientifiques, sont conditionnés, agis, par les objets qu'ils découvrent et manipulent. Il décrète alors que les conditions sont réunies pour se lancer dans une "anthropologie symétrique": étudier non seulement les représentations, mais les choses représentées, en tant qu'elles sont des agents, des existants. De là au Parlement des choses, il n'y a qu'un pas, que Latour franchit dans "Politiques de la nature" (1999). En réalité, observe-t-il, le parlement des hommes ne régente pas que les hommes: il modèle, régit, tranche au sujet de choses, qui ont voix au chapitre. Si une autoroute est détournée parce qu'une assoc' environnementale signale la présence de crapauds protégés sur le parcours, eh bien la voix des crapauds s'est fait entendre, de facto.
Donc Viveiros et Descola d'un côté, Stengers et Latour de l'autre, se retrouvent sur cette idée que les hommes ne sont pas seuls au monde, qu'ils appartiennent à des "communautés hybrides" faites d'hommes, d'animaux, de choses, et que ces entités diverses interagissent.
Je vais donner un exemple auquel j'avais un peu réfléchi; lorsqu'une entreprise "restructure", délocalise, se développe, etc, certains ne pensent pas qu'une entreprise, ce sont des hommes réunis, qui travaillent, ni que la décision, en fin de compte, est prise au bénéfice d'actionnaires. Ils ont une représentation de l'entreprise comme un organisme vivant, et qui en tant que tel a sa propre logique de croissance, de développement, et c'est au nom du "bien de l'entreprise" que les décisions sont prises. Ce n'est pas qu'une question de langage: le sens dérive du langage lui-même. Prendre au sérieux les Indiens qui disent que le jaguar est une personne, c'est la même chose.
Mais là où je diverge de Viveiros et de Latour, c'est que si l'on s'intéresse aux réseaux, aux collectifs et aux symétries, il se trouve, justement, que certaines "choses" peuvent répondre, pour elles-mêmes. Ces choses, ce sont les animaux, que Latour inclut - à tort selon moi - dans "les choses". Les chimpanzés ont effectivement un point de vue sur le monde, pareil pour les éléphants. Pourquoi ne pas aller y voir? Pourquoi parler de Deleuze ou Leibniz et ne pas lire la production éthologique? Parce que, comme me l'a répondu Viveiros, ce qui importe est d'adopter une position théorique, et pas d'aller voir comment est la réalité. Donc, à mon sens, Viveiros se condamne à des jeux d'intelligence, des jeux alimentés par leur propre logique, qui n'ont plus rien à voir avec ce à quoi, moi, j'aspire, c'est-à-dire obtenir des réponses des chimpanzés ou des moineaux eux-mêmes.
Voilà, désolé si c'est obscur, I did my best... Pour la bolognaise au soja, je me précipite!
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 09 jan 2009 à 20:03
Bonjour anthropopotame,
Vous m'avez plongée dans un état proche de la stupeur. J'en comprends ponctuellement des morceaux, mais la théorie générale de votre réponse m'échappe, je le reconnais.
Si je vous suis, l'anthropologie symétrique fait de représentations classiquement décrites d'une manière statique et isolée, des agents agissant et interagissant, dont elle décrit les mouvements, les influences, les impacts, sur la réalité. C'est cela ? Mais pourquoi parle t-on alors d'anthropologie "symétrique" ? Eléou la symétrie ?
Rédigé par : Fantômette | samedi 10 jan 2009 à 11:01