Je lis l'excellent essai de Bertrand Méheust, La Politique de l'oxymore, publié cette année aux Empêcheurs de penser en rond.
Méheust est philosophe, spécialiste de l'histoire du mesmérisme (le magnétisme animal), et écrit son essai sur la base de deux constats:
Le premier est sociétal: nous sommes dans une ère où les discours prédominent, seul lieu où puisse s'opérer l'impensable, soit la conciliation des contraires (ex: le maintien de la société de consommation et de sa dynamique - "croissance durable" - et la capacité de résilience des écosystèmes).
Le deuxième est sociologique et philosophique : toute société cherche à persévérer dans son être. En d'autres termes, et ce constat est franchement pessimiste, de même qu'il existe des dynamiques écologiques insoutenables sur le long terme, aboutissant à des bouleversements brusques et radicaux, les sociétés humaines comportent une part d'inertie, qui expliquent les efforts ahurissants de concilier libéralisme et protection de l'environnement, en maintenant les cadres actuels.
Plusieurs exemples sont donnés, par exemple celui de l'industrie automobile (Renault annonçant l'année dernière qu'il lui faudrait ONZE ans pour aboutir à un modèle viable de voiture électrique, comme si sa R&D n'avait que tout récemment pris la mesure du problème) où l'on produit des modèles moins polluants, mais à plus grande échelle, et pour davantage de consommateur.
Méheust exprime donc son pessimisme, ou plus précisément privilégie le mauvais pronostic sur le bon (selon l'heuristique prônée par Jonas), en se fondant sur différents appareils conceptuels, en particulier celui de Gilbert Simondon (Du mode d'existence des objets techniques, 1989, et L'individuation psychique et collective, 1989), dont il extrait le principe de saturation: les systèmes, tant naturels que proprement humains, s'auto-entretiennent jusqu'à parvenir à un seuil de saturation, qui implique le basculement dans un nouvel ordre de chose. Or la démocratie libérale, comme modèle universel, fonctionne selon une temporalité qui lui interdit d'envisager le long terme, sinon sous les formes de déclaration d'intention. Pourquoi ? Parce qu'il est possible de diluer les urgences sous des formes diverses, qui vont s'échelonner sur les court et moyen termes. Exemple: si le coût du travail est prohibitif en France, on délocalise au Maroc. Quand le Maroc se rapproche, en terme de système de protection sociale, de la France, on délocalise en Egypte, et ainsi de suite jusqu'en Malaisie ou au Guatemala. La solution qui consiste à délocaliser une solution permet de procrastiner sans cesse durant de longues années avant effondrement du système. Le volontarisme technologique (la "technocratie"), proposant d'entretenir ce cycle d'innovation permanent à l'intérieur d'un système donné, et n'aspire donc qu'à le perpétuer (inventer des machines à polliniser pour remplacer les abeilles, proposer des projections de soufre dans l'atmosphère pour lutter contre le réchauffement) est un des exemples à la fois de la dilution des urgences, et de l'incapacité d'un système établi à se renouveler de lui-même.
Plus troublant est la partie qui porte sur la propagande, ou plus précisément, sur la démocratie comme formation d'une majorité consumériste, égoïste, ne pouvant renoncer à la "pression de confort", et qui forme, comme Tocqueville l'avait prévu, un nouveau type de despotisme. Notre Président est en ce sens exemplaire: à la fois modèle, produit et victime de ce qu'il représente, la consommation effrénée, l'amour du clinquant et de ce qui fait riche (rolex, yacht, et airbus A330 présidentiel), le discours populiste mais le cadre de pensée et d'action néolibéral, l'incapacité, donc, à s'extraire de sa double fonction de représentant du peuple et du cadre de référence dans lequel s'élabore la politique mondiale, là où sont pris les paris concernant l'avenir de l'humanité.
Je n'ai pas le temps de compléter cette note. Le livre de Méheust est intelligent, stimulant, forme diptyque avec celui de Serres, Le Mal propre. Un reproche, que je m'adresse à moi-même: les références sont exclusivement ou presque française. Certes, il est bon de voir qu'il existe en France une pensée critique du système, mais les penseurs ne vivent pas uniquement en France, et la France n'épuise pas les cadres de la pensée néo-libérale que nous souhaitons critiquer.
Merci pour ce post! Je m'en vais de ce pas commander ce livre qui m'a l'air bien intéressant.
Rédigé par : Elo | vendredi 03 juil 2009 à 19:16
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Rédigé par : Jean Michel | vendredi 03 juil 2009 à 22:12
Ravi de l'apprendre :)
Il y a des passages excellents, entre autres le relevé des oxymores les plus frappants qui circulent ces derniers temps.
Il en arrive aux mêmes conclusions que moi concernant Michel Serres, trop enclin à abandonner le mode "diagnostic" pour entrer dans la déploration.
Plus étonnant nous avons exactement la même critique de Ferry, y compris des choses que j'avais renoncé à écrire car elles m'éloignaient de mon projet initial, et finalement il propose, comme je le suggère, d'abandonner le mot "publicité" pour adopter celui de "propagande", marquant précisément les origines et la vocation de ce que nous appelons "la pub".
Quant à son analyse des moyens par lesquels nous reportons le moment de saturation par l'externalisation (ou la délocalisation, ou la translation, ce que l'on voudra), j'en avais adopté une identique concernant l'exploitation de la Forêt Atlantique par les Pataxo, fabriquant à tour de tours de l'artisanat en bois à grande échelle. Les ressources sont finies, mais on a l'illusion de l'infinitude par la possibilité de déplacer toujours l'objet de la prédation: quand le jacaranda est épuisé, on passe à l'arruda, quand l'arruda est exterminé, on adopte le paraju, et le processus de destruction accéléré du couvert végétal peut ainsi se poursuivre 20 ou 30 ans, moment où ne reste plus rien, mais où les enfants des artisans sont en âge d'adopter un autre métier, laissant derrière eux une forêt dévastée.
Rédigé par : anthropopotame | samedi 04 juil 2009 à 13:01