Le blog "Commentaires et vaticinations", que j'apprécie beaucoup - en particulier cette note sur les affaires Dreyfus quasi quotidiennes - propose cette chronique: "le réchauffement climatique est-il soluble dans le bon sentiment ?"
L'omniprésence de Copenhague dans les médias amène fréquemment la blogosphère à dire qu'on en ferait trop, avec l'argument selon lequel "Le réchauffement climatique, c'est bien, mais il ne faudrait pas oublier la crise dans les banlieues" (variante: "le problème de l'eau potable"; "le déclin de la culture de proximité", "l'enseignement de l'histoire-géo", etc.). On imagine bien les opposants à Churchill juger qu'il en aurait "trop fait" à propos de l'invasion de la Crète par les parachutistes allemands ("L'évacuation de la Crète, c'est bien, mais il ne faudrait pas oublier Stratford sur Avon").
Mais en l'occurrence Hugues, l'auteur du blog, tient un discours mesuré, même si dans certaines situations la mesure peut s'assimiler étrangement à ce "négationnisme mou" qui admet l'existence des chambres à gaz mais voudrait revoir à la baisse le nombre de victimes ("pas plus de quatre millions"). Evidemment, pour un blogueur, évoquer la question climatique équivaut à un appel d'air: les commentateurs s'engouffrent, et tout particulièrement Tom Roud qui a déployé une énergie considérable à rappeler la faiblesse des arguments de ceux qui se disent sceptiques, en demandant si on admettrait, concernant la théorie de la relativité, qu'on oppose à Einstein des arguments fondés sur l'absence de consensus entre lui, Einstein, et la gardienne de l'immeuble.
Le fait, de la part de Hugues, de mentionner à l'appui de ses dires des gens comme Coppens (Allègre est mentionné mais il est un peu usé comme "scientifique de renom international") - Coppens étant, rappelons-le, parmi les inventeurs de Lucy et les auteurs de la thèse dite "East Side Story" - me rappelle une analyse sur le profil type des scientifiques qui s'engagent dans la Via Crucis du "scepticisme". Ils ont connu leur heure de gloire, connu les fastes des Académies. Ils ont quelque peine à comprendre que la science continue après qu'ils ont remisé leurs éprouvettes, un peu comme l'écrit l'auteur brésilien Manuel Antonio de Almeida dans son excellent "Mémoires d'un sergent de la milice" (1840 et quelques - je cite de mémoire): "Les Cariocas qui connurent le Rio du temps du Roi assistent encore au Carnaval mais pour y déplorer que l'on s'ennuie : combien plus splendides étaient ceux d'avant".
Ce que j'expose là n'est pas un argument, mais du moins la typologie des "panels de scientifiques" opposés à la thèse du réchauffement et à la formidable machine internationale qu'est devenue une science soucieuse de ses responsabilités, rend évident un certain nombre de traits, et parmi les principaux celui de se trouver du mauvais côté du microscope.
Mais il est un autre courant, plus difficile à cerner. On sait combien certaines entreprises pétrolières, bien en cour auprès de l'Administration Bush, ont pesé pour que soient nuancés voire censurés certaines publications, parmi lesquelles celles de James Hansen. De puissants - ou mesquins - groupes d'intérêt défendent la ligne "business as usual" dont l'abandon menacerait leurs fondements. Je renvoie à l'utilité qu'il y a à renvoyer dos à dos "bon sens" et "expertise", sous la forme d'un "principe d'incertitude" opposé au "principe de précaution", et qui a si bien fonctionné dans le cas de l'ours pyrénéen (mais pas en sa faveur).
Il se trouve que le Monde, source inépuisable, nous a livré récemment (16/12) ce point de vue:
Prosternons-nous tous devant l'autel de Copenhague, par Fabio Rafael Fiallo
"Difficile d'y voir clair, et encore
plus de penser par soi-même, à la veille du sommet de Copenhague, sur ce qui
doit être fait à propos du réchauffement de
Aujourd'hui, la pensée
dominante sur le réchauffement (
Ce type d'accroche a été maintes fois commenté - la posture du bon sens, suivie de la pétition d'héroïsme qui va "à l'encontre des pensées dominantes", ici judicieusement nommée "PDR" comme s'il s'agissait d'un nom de parti politique, et le "prosterner" du titre qui renvoie à la religion.
Je saute les méandres et passe à la conclusion:
"Fort heureusement, fouillant dans la littérature
scientifique, vous apprenez que restreindre les émissions de CO2 n'est pas le seul moyen d'enrayer le
réchauffement climatique. Des scientifiques développent des techniques visant
soit à "capturer" les émissions de CO2 (c'est-à-dire à les empêcher de se
répandre dans l'atmosphère), soit à refroidir carrément le climat.
Autrement dit, en plus ou au lieu de restreindre les
émissions de CO2, on créerait les moyens techniques de vivre avec
ces émissions. L'ensemble de ces méthodes est connu sous le nom de
"géoingénierie".
Seulement, la géoingénierie a été perçue avec suspicion,
du moins dans un premier temps, par les tenants de
(...)
La géoingénierie pourrait en fin de compte devenir une
sorte de plan B que la bureaucratie internationale tiendrait prêt à sortir un
jour de son chapeau après nous avoir martelé que restreindre les émissions de
CO2 était une question
de vie ou de mort."
Observons la souplesse du raisonnement: la science des phénomènes climatiques a été reléguée au rang de "pensée". A la "pensée" dominante, on peut opposer par ce tour de passe-passe une autre, une "humble", une "impertinente" contre-pensée: "CLIMATE CHANGE IS AN HOAX". Cela est connu, archi-connu.
Mais observez attentivement le redressement final: face à la "pensée" (dominante, et technocratique comme il se doit) on arbore soudain une brillante alternative, une science cette fois, une vraie qui sonne bien : la "géoingénierie". La géoingénierie, c'est contrer la lourde inertie de notre Terre par l'agilité de l'esprit humain, "l'homme au mille ruses", qui dispose de toute sorte de moyens de capter le carbone, recycler l'oxygène, créer des cultivars auto-pollinisateurs grâce aux OGM, etc. L'argument technologique, qui est aussi celui d'un Allègre, se combine merveilleusement avec celui du "destin manifeste" de l'Humanité, qui parcourt l'oeuvre de Coppens et d'autres tels Ferry (Ferry employait également le procédé qui consistait à réduire l'écologisme à une affaire de sentiments).
Mais j'attire l'attention sur le fait qu'il ne s'agit pas simplement d'un débat d'idée. Il s'agit d'un conflit idéologique, et même davantage que cela, un conflit cosmologique entre l'esprit de mesure et celui de démesure. La démesure se trouve du côté de ceux qui pensent qu'ils peuvent bricoler encore un peu la machine terrestre, jusqu'à ce qu'elle rende son dernier souffle. C'est pourquoi existe cette cohérence qui veut que les "sceptiques" soient également pro-OGM, pro-nucléaire, et j'en passe. La Terre qu'ils envisagent est une terre qui fut créée pour l'Homme et qui n'est donc pas appelée à lui survivre ; pour quoi faire? Seul l'homme a conscience qu'il possède l'existence!
La mesure est celle qui prône à une juste place tenue par l'Homme au sein de la nature, celle d'un Lévi-Strauss parlant d'un humanisme sagement conçu qui ne commence pas par soi-même mais fait à l'homme une place raisonnable dans la nature au lieu qu'il s'en institue le maître et la saccage sans même avoir égard aux besoins et aux intérêts les plus évidents de ceux qui viendront après lui. (« Race et culture », discours prononcé à l’UNESCO le 22 mars 1971)
Ce qui est en jeu, donc, c'est la légitimité d'une attitude qui repose sur la certitude qu'entretiennent les hommes de leur propre génie. Ceux-là estiment que tout dérive d'eux, de leur "pensée", et qu'il ne saurait exister de science qui remettrait en cause cette mégalomanie spécifique (et la théorie de l'Evolution, comme j'ai cherché à le montrer sur le Blog Darwin 2009, constitue certainement en cela un "impensable" à contourner par des contes et des légendes pseudo-scientifiques). C'est pourquoi Tom Roud a raison de faire allusion au Créationnisme et à ses arguments si étrangement comparables à ceux des négationnistes du climat (oui, le mot négationnisme est à la mode, mais il est surtout parfaitement adapté: le négationnisme appliqué aux génocides qui ont frappé l'humanité s'attache non à produire du savoir, mais à détourner des données et des conclusions - le récent épisode de hacking est une illustration parfaite, tant sur le plan réel que symbolique, de la manière dont on se procure et on manipule des données réunies par d'autres).
Ces hommes partagent en effet la même grille de lecture cosmologique: les Temps Modernes (la période qui s'ouvre en 1492) se sont édifiés sur la base d'un pillage généralisé des ressources planétaires, précisément en abordant la question planétaire sous l'angle de la "ressource". Ce pillage se poursuit sous les formes d'un méta-pillage qui consiste à gagner de l'argent grâce à la destruction et à la raréfaction de ce qui rend cette planète habitable: crédit carbone, plan REDD au bénéfice de la dévastation des forêts tropicales, et maintenant géoingénierie, c'est-à-dire détournement des sommes destinées à modérer notre empreinte planétaire au profit d'un impact immodéré car "compensé" par la technologie.
On voit ainsi se profiler une étrange alliance entre Humanisme chrétien, puisant au cartésianisme, et puritanisme anglo-saxon, ferment du capitalisme: pour ce dernier, le Déluge a ouvert la voie à l'Homme, pour le premier, en revanche, il viendra après lui, après vous, après moi.
Le néolibéralisme puise ses racines dans un calvinisme dévoyé, le succès matériel comme signe d'élection divine, et il se marie merveilleusement avec cet Humanisme pompeux qui fait de l'Homme, et non plus de l'individu, le chouchou de Dieu.
Bonjour,
Je suis arrivée là un peu par hasard, en suivant le lien sur votre nom depuis le site d'Insolent Veggie.
Je ne vais pas m'attarder vu que ce blog dépasse largement mes capacités argumentatives et intellectuelles mais je viens de passer plus d'une heure à lire divers posts et...les mots me manquent: je suis bluffée. Vous mettez des mots sur les pensées qui ont du mal à prendre forme dans ma boîte crâniènne.
Désormais je m'abstiendrais d'argumenter auprès des sceptiques en tout genre, je les enverrai ici (je m'excuse d'avance de la faune), vous faites tout cela bien mieux que moi.
Bravo pour ce blog qui va devenir une de mes lectures favorites (et j'ai du retard à rattraper!).
Rédigé par : jezebel | jeudi 01 avr 2010 à 03:32
Bonjour Jezebel. Je suis flatté, bien sûr :)
Si vous vous intéressez à la question du climat, je vous suggère le blog de ICE.
C'est gentil de la part de Veggie en tous cas de m'envoyer des lecteurs, alors que je ne suis pas très tendre.
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 01 avr 2010 à 09:01
Oh IV n'y est pas tellement pour grand chose, c'est juste qu'en lisant les divers commentaires je me suis dit "mais c'est qui cet Anthropopotame?". J'ai suivi le lien et hop! Je suis arrivée ici.
Plus que le climat (qui est néanmoins une de mes préocupations, merci pour la référence blog) je m'intérroge sur la relation entre l'homme et la nature. Je n'irai pas jusqu'à dire de manière philosophique (ma spécialité c'est la linguistique et didactique anglaise, pas vraiment lié quoi) mais disons que ça me fait beaucoup réfléchir.
Alors pour une fois que je trouve quelqu'un qui a le même genre d'intérrogations et qui essaie d'y répondre, forcément, ça me parle!
Rédigé par : jezebel | jeudi 01 avr 2010 à 16:18