12 avril, j’arrive au moment de la livraison d’aliments complémentaires : farines et tourteaux (colza, lin, diproxide d’azote ? et soja d’Argentine, vraisemblablement OGM). Je suis allé faire un tour aux silos : maïs concassé et foin, gardé sous bâches – cela depuis les années 70. Se conserve deux ans. Auparavant, on cultivait des choux et des betteraves pour nourrir les vaches en hiver. La nourriture ensilée a une odeur forte de ferment. Les vaches apprécient beaucoup les farines, et la transition à l’herbe pâturée est délicate – diarrhées.
J’ai observé encore quelques changements de cases, et une vingtaine de vaches supplémentaires sont sorties, toujours fort contentes de se retrouver dehors : cabrioles, gambades. Deux vaches plus âgées ont refusé de quitter leur champ, on leur a donc adjoint quelques jeunes, et elles ne se sont guère mêlées, ni le lendemain.
Pour celles qui restaient, fortes frustrations, meuglements. Beaucoup d’échanges entre vaches au pré et vaches enstabulées. Les taureaux ont beaucoup participé au concert.
Pris un café avec Amandine. Me parle de la difficulté à lier avec les vaches : en été, sont obligés de se relayer la nuit pour vérifier si naissances ou pas. Problèmes rencontrés : renversement de matrice, naissance par le bassin, césarienne, poche sur les yeux (la poche ne se déchire pas et le veau étouffe). Amandine me dit que c’est toujours difficile quand une naissance se passe mal car on sait alors que la mère est condamnée : sera envoyée dès que possible à l’abattoir. Donc on participe et on espère que tout se passe bien.
Me dit que la première vache partie à l’abattoir fut un moment très douloureux pour Cyril. Ils viennent le dimanche soir la ou les chercher, on sait qu’elle sera abattue le lendemain ou le mardi au plus tard.
Passé un long moment en stalles d’engraissement : un taureau avec un terrible abcès au cou, une vache avec lui, puis une vache difficile, isolée, puis deux vaches, puis quatre taurillons tous dodus. Comme ceux-là vont bientôt partir, les éleveurs ne les regardent plus qu’à peine, ils s’en détachent, ont plus de facilité à parler d’elles en termes de poids, de masse. Et parlent d’elles comme de méchantes, difficiles, pas fines, pour justifier qu’ils s’en défassent. Comme si la morale voulait que les méchantes vaches soient mangées, et les gentilles survivent.
D’ailleurs, juste en face des condamnées, un petit groupe de génisses dont une, « Ebli », est très familière, se laisse caresser, vient au contact. Amandine me dit : « Celle-là, on est sûr qu’elle vivra. » Ses comparses ? collègues ? de stalle aussi viennent renifler, lécher, caresser la manche ou la main tendue. Très agréable à toucher, elles sont bien bien chaudes (il faisait très froid hier et aujourd’hui), on caresse l’encolure, le front, Ebli se laissait faire. Très dures au toucher, musclées, haleine chaude.
On n’élève pas les veaux au biberon ; Brigitte me dit que c’est impossible : il leur faut le lait de leur propre mère. S’ils survivent au biberon, ils resteront malingres. Pour moi, c’est le signe que le lait des vaches laitières est totalement décaractérisé, frelaté par leur alimentation. Ils essayent de temps en temps d’aider les veaux qui ont du mal à se lever, mais me disent que c’est sans espoir.
Grand nettoyage de l’étable secondaire. Comme le pourtour n’est pas bétonné, ils ne nettoient pas aussi souvent, sont obligés de faire venir une pelleteuse (50.000 euros, achetée à cinq. Sont membres d’une CUMA : coopérative d’utilité de matériel agricole… partage l’équipement lourd à plusieurs fermiers, chacun est responsable du planning d’une des machines).
Le fumier était épais, très imbibé, écrasé, concassé, quasiment prêt à l’usage. Ont fait quatre allers retours avec la remorque pour le déverser sous le grand tas abrité. J’ai vu qu’il y poussait des champignons à tête grise, qu’il y avait aussi des cadavres (poules, ragondins).
Dans le bâtiment principal, là où se tiennent deux rangées de vaches, j’essaye de reconnaître les têtes prises aux cornadies, j’observe les cornes, les yeux, les boucles du front. Jean me dit que ce n’est pas ainsi qu’on regarde une vache. Si on veut savoir quelque chose sur elles, on passe par derrière, et on regarde leurs croupes en enfilades, serrées les unes contre les autres. On voit alors les contrastes d’une vache à l’autre, de taille, de gras, d’os. On voit si les pattes sont tordues, les pis gonflés, les cuisses sales, si la croupe est rebondie. Certaines formes bombées sont appréciées, d’autres moins.
Il m’est apparu qu’on se comportait avec elles de manière un peu… grossière ou goujate. On regarde leurs fesses, on juge leur contour, comme des femmes prisonnières à la merci de la concupiscence d’autrui. Croupes alignées, coincées les unes contre les autres.
Nous sommes allés prendre l’apéro chez Jean, il y avait ses quatre enfants. J’ai parlé d’Amazonie, de bétail, de soja… Vraiment sympathiques. Je me suis éclipsé en retard pour le déjeuner.
13 avril : Le lendemain, personne ne s’occupe de moi. Je regarde quelques déplacements d’une étable à l’autre (veulent donner de l’espace aux vaches qui vont vêler). On réunit les veaux déjà sevrés. A l’extérieur, le taureau Basilic semblait bouleversé : il appelait, sautait sur place, faisait les cent pas… Jean me dit que c’est parce qu’il y a des génisses à l’intérieur, en chaleur. L’autre taureau, en revanche, s’en foutait.
Tout au fond de chaque étable, il y a des cornadies un peu malfamées, au sens où le vent pénètre par les interstices, le tracteur déverse moins de nourriture, et les vaches qui s’y trouvent semblent délaissées, abandonnées… On marche rarement jusqu’au fond de l’étable, qui est immense.
Je suis allé vers les champs, regarder le nouveau troupeau qui s’est formé : deux vieilles, huit jeunes et un taureau dont j’ai oublié le nom. Les deux vieilles restaient ensemble, se léchant mutuellement. Puis entre la vieille blanche et le taureau, long échange, museau contre museau, se grattaient mutuellement avec leurs cornes, le taureau a eu une érection, la vache s’est penchée pour regarder, puis s’est remise face contre face (elle va vêler bientôt). C’était affectueux dans l’ensemble.
Elles ne sont pas indifférentes les unes aux autres. Allaient souvent par deux, se dirigeaient vers la souche, par exemple, avec l’envie évidente de s’y gratter, mais s’arrêtent en cours de route, regardent, contemplent, observent, je ne sais, et puis vont là où elles voulaient se rendre initialement. Sauf que pour un humain ce genre d’action s’enchaînerait plus rapidement. Elles ont un rythme un peu plus lent, mettent plus de temps à manger, à réfléchir, etc. Les câlins entre la vache et le taureau ont duré cinq bonnes minutes – les chats sans doute mettraient aussi longtemps.
Ensuite je me suis rendu tout seul dans les étables vides, portes fermées. Les vaches mangeaient du foin. Grand silence quand je suis entré, 50 têtes tournées vers moi. J’ai senti l’hostilité et le malaise. Meuglements d’inquiétude, tous les regards me suivant. Chaque vache a sa voix, aucun meuglement ne se ressemble. Puis j’ai marché doucement, j’ai parlé, j’ai approché le foin à celles qui en avaient besoin, ouvert des cornadies bloquées, et elles se sont apaisées.
J’ai tendu ma main vers certaines d’entre elles : il y en a qui reniflent, approchent la langue, puis reculent. D’autres veulent se retirer immédiatement. D’autres secouent la tête et se mettent à souffler. Les cornadies doivent les faire se sentir vulnérables, ce n’est pas bon de les approcher dans ces circonstances.
Elles ont des yeux immenses, globuleux, dont on voit la sclérotique. Parfois un œil vous suit alors que la tête est tournée de côté.
Après quelques minutes dans la grande étable, une grande paix est tombée, avec juste le bruit des mâchoires sur le foin, une grande tranquillité. Elles ont des places assignées et quand l’une est prise dans la place de l’autre, dont elle ne peut plus se dégager car la cornadie est bloquée (un mécanisme permet de toutes les bloquer ou les débloquer), alors elle peut recevoir de bons coups de corne. Une autre a glissé, la tête prise, puis s’est relevée – heureusement.
Il faisait un froid très pénétrant. J’ai marché avec Jean et Cyril jusqu’à une remise où étaient rangées leurs charrues. Des socs anciens, du matériel d’il y a trente ans, qui écornifle la terre. Ils m’expliquent que ceux qui se lancent dans la culture sans labour voient leurs champs envahis de limace. Je suppose, leur réponds-je, que cela n’est viable que si toute la faune est restaurée – oiseaux, grenouilles – pour éviter justement ce genre d’invasions…
J’avais froid, j’ai décidé de rentrer. Les abords des fermes sont plutôt laids, les tracteurs laissent leurs énormes sillons comblés par des gravats et autres déchets. La quantité de matériel à entreposer exige de vastes bâtiments, qui finissent par s’étaler.
Tableaux de naissance (échantillon):
c'est passionnant, j'espère que tu vas continuer
Rédigé par : Dodinette | mercredi 14 avr 2010 à 17:49
Merci Dodinette. Mais mon projet initial est de pénétrer dans l'esprit des vaches, et je ne sais pas encore comment m'y prendre...
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 14 avr 2010 à 18:30
bah.. j'imagine que c'est le doute auquel fait face n'importe quel éthologue... j'ai pas mal lu sur les chevaux à une époque, et tous disaient que quel que soit le troupeau, quelle que soit la connaissance qu'on possède déjà, il y a toujours un temps d'adaptation un peu déroutant au début parce qu'on ne sait pas "par où les prendre", et qu'il faut d'abord se faire accepter du troupeau, être considéré comme un meuble en gros, pour pouvoir l'observer de plus près...
en tout cas je répète que c'est fascinant ! fais-tu ça par plaisir ou pour ton boulot ?
Rédigé par : Dodinette | mercredi 14 avr 2010 à 20:49
Disons que c'est du boulot que je fais avec plaisir... Cela fait des années que je disserte sur l'animal sans avoir pris le temps de me colleter à leur société. J'ai donc pris le temps de m'y consacrer au moins trois mois.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 14 avr 2010 à 20:53
Je rajoute encore mon grain de sel d'empathique avec les bêtes : les mises-bas des blondes d'Aquitaine, race à viande sélectionnée pour faire du muscle et donc des steaks :-((( sont forcément problématiques puisqu'elles font de gros veaux musclés et massifs comme leurs mères et leurs pères. Déjà qu'une mise-bas n'est certainement pas une partie de plaisir, chez les Blondes, ça doit carrément être l'enfer !
Rédigé par : Hypathie | jeudi 15 avr 2010 à 12:10
Hypathie, j'ajoute en fin de note deux pages (sur cinq) du tableau des naissances. Tu pourras ainsi évaluer si la proportion de veaux ayant nécessité de l'aide est supérieure à ce que tu connais.
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 15 avr 2010 à 15:52
à mes yeux de païenne il y en a quand même beaucoup qui vêlent seules...?
Rédigé par : Dodinette | jeudi 15 avr 2010 à 16:01
J'ai peut être été un peu péremptoire dans mon précédent commentaire, aussi j'ai mené ma petite enquête (bonne pour ma culture élevage !). D'après un technicien estampillé « Blondes d'Aquitaine », race nommée en 1962 et issue génétiquement de la Blonde des Pyrénées, de la Garonnaise blonde et de la Quercy, toutes races rutiques locales utilisées soit pour la traction et/ou la production de viande, cette vache à « gène d'hyper-muscularité », type « culard » aurait la particularité de faire des veaux longiformes à la naissance, le gène d'hyper muscularité ne prenant toute sa puissance qu'après le vêlage ! Comme les choses sont bien faites ! Bon, admettons.
Mais sur des élevages extensifs, on a des taux de mortalité des veaux de 8 ou 9 % post-partum et jusqu'au sevrage inclus. Il est admis de les laisser vêler seules, l'intervention de l'éleveur pouvant se révéler catastrophique par son côté intrusif, voire invasif et maladroit. Il suffit juste qu'il ait du sang-froid selon mon technicien, qu'il la laisse faire, et surtout qu'il évite de penser à son compte en banque et au capital représenté par la vache, peut être en train de s'évanouir pendant le vêlage : ça peut réellement améliorer ses résultats ! Comme quoi on peut être technicien et avoir du bon sens... et de l'humour. En revanche chez la Charolaise, on rencontre davantage de problèmes de ce type, le veau étant réellement gros, les pires problèmes se trouvant chez les culards, où 1 naissance sur 10 est obtenue par césarienne.
Rédigé par : Hypathie | vendredi 16 avr 2010 à 15:52
Super! Tu nous apprends plein de choses. Je vais pouvoir briller devant mon éleveur en parlant de Garonnaise, de Quercy et de pyrénéenne. Pour les veaux, l'éleveur m'avait parlé de cette question du veau long et du veau court...
Mais que veut dire "de type culard?"
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 16 avr 2010 à 17:52
Ce sont des animaux qui présentent des masses musculaires énormes ! C'est impressionnant d'en voir. Les culards sont interdits dans certains pays pour des raisons de protection animale.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Culard
Rédigé par : Hypathie | lundi 19 avr 2010 à 17:26