Longue mais intéressante journée aujourd'hui, avec deux séminaires.
Le premier était au Muséum, consacré aux dynamiques participatives autour des pigeons en ville (rôle des citoyens, des élus, des scientifiques, formation de consensus, réponse des pigeons aux solutions proposées), bref un effort réussi visant à appréhender les "collectifs" et à extrapoler à la question de la restauration de la biodiversité.
Le deuxième était à Nanterre, labo d'éthologie, et j'en étais l'invité. J'ai exposé mon projet de sciences humaines appliquées aux sociétés animales, et la discussion était assez animée, bien que polarisée. En fin de compte on a peu parlé d'une hypothèse qui m'est chère, celle de la spéciation provoquée par des choix culturels, relativement documentée dans le cas du guépard. La difficulté réside principalement en ceci que l'observation du phénomène est impossible: si on renonce aux drosophiles pour se consacrer à des espèces plus proches de nous, le temps du phénomène est hors de notre portée. Il faudrait poursuivre l'observation sur des milliers d'années.
Mais on peut tout de même proposer des pistes à la réflexion.
D'abord, on parle de spéciation pour désigner la manière dont les espèces évoluent jusqu'à constituer des groupes différenciés. Le critère d'interfécondité, bien qu'aléatoire, est l'un des critères qui permettent de poser l'existence de deux espèces, et non de deux sous-espèces: lorsque l'hybridation ne produit rien, ou produit des rejetons stériles. L'exemple du cheval et de l'âne est le plus connu.
Il existe deux types principaux de spéciation: la spéciation allopatrique, lorque le phénomène se produit à cause de l'éloignement géographique (exemple: éléphant d'Asie et éléphant d'Afrique), et la spéciation sympatrique lorsqu'elle se produit sur un même territoire, chaque espèce venant à occuper une niche écologique différente - c'était le cas des cichlidés du lac Victoria avant qu'ils ne soient exterminés par la perche du Nil, ou des pinsons de Darwin, qui à partir d'un oiseau continental (spéciation allopatrique) ont donné sept ou huit espèces différentes aux Galapagos (spéciation sympatrique), chacune ayant opté pour un régime alimentaire différent.
Ce qui m'intéresse, c'est le phénomène de spéciation sympatrique. Dans une savane comportant différents types de proies - des proies lourdes, des proies rapides, des proies équipées d'un arsenal défensif (carapaces, cornes, liquide nauséabond...) - un même félin peut évoluer, à très long terme, en espèce spécialisée dans la course, dans l'affut, dans la chasse collective, et cela peut provoquer une spéciation, d'autant plus que chez les félins les techniques de chasses sont transmises par la mère. Dès lors, un groupe ayant opté pour les proies légères et rapides verront sélectionnées les mutations génétiques qui favoriseront la course plutôt que la puissance des avant-bras, et la dérive spécifique (c'est-à-dire l'émergence d'une nouvelle espèce) sera accompagnée et favorisée par la transmission culturelle des techniques de chasses liées à un type particulier de gibier.
Dans le cas des éléphants d'Afrique, on peut observer deux principales menaces pesant sur l'espèce: le braconnage et l'avancée des terres arables, qui entraînent des conflits entre éléphants et agriculteurs, ou éléphants et éleveurs dans le cas des Masaï.
On a observé que la pression exercée par le braconnage tend à influer sur la morphologie des éléphants survivants: ceux qui parviennent à l'âge de la reproduction sont ceux qui portent des petites défenses, voire pas de défenses du tout. Par ailleurs, les éléphants à fortes défenses étant les plus âgés, y compris parmi les femelles, une pression sélective s'exerce de multiples manières: les vieilles éléphantes expérimentées sont abattues, les troupeaux se désolidarisent, perdent leurs repères - la fameuse bibliothèque qui disparaît -, ont des comportements aléatoires, des migrations moins prévisibles et moins judicieuses, etc. La réponse physiologique sera, peut-être, l'avancée de l'âge de la reproduction, dans la mesure où seuls ceux qui se reproduiront tôt auront le temps de produire des descendants. La réponse sociale sera, peut-être, la formation de nouveaux groupes, plus petits, ou plus grands, mais certainement plus mobiles, organisés différemment, moins centrés sur le règne d'une unique femelle...
L'autre pression est celle qu'exercent les éleveurs et les agriculteurs furieux de voir les éléphants menacer ou concurrencer leurs troupeaux, piétiner et dévorer leurs plantations, qui tendent des pièges ou blessent les éléphants, ce qui les condamne à mourir à plus ou moins brève échéance. Dans ce cas, la taille des défenses importe peu. Le manque d'expérience des éléphants désorientés, la désorganisation des groupes, pèsent en leur défaveur. Ceux qui survivent sont les troupeaux ou les groupes qui évitent soigneusement tout contact avec les implantations humaines (même s'il est quasi impossible de ne pas en rencontrer).
Si les éléphants d'Afrique ont une chance de survie, ce serait par la conjonction d'un critère morphologique (petites défenses) et d'un choix comportemental (ne pas approcher des villages et des champs cultivés). Si l'éléphant n'a guère d'option concernant ses défenses (le choix est effectué par les braconniers), en revanche il peut investir lourdement dans le choix comportemental, en transmettant l'information à ses descendants. Il y aura donc une dérive à la fois génétique et culturelle, qui ne mènera pas à une "spéciation" au sens propre dans la mesure où ceux qui n'auront pas réuni ces critères seront abattus sans merci. Mais on constatera sans doute, dans quelques centaines d'années, que les éléphants d'Afrique ne ressembleront plus du tout à ceux que l'on voyait dans les photographies et documentaires datant du XXIe siècle. A vrai dire, il suffit de comparer des photos de safari du XIXe siècle et d'aujourd'hui pour constater une différence.
Voilà pourquoi j'insiste sur le fait qu'il existe, dans le phénomène de spéciation, une dimension culturelle qui n'est pas lamarckienne, mais bien darwinienne, dans la mesure où elle est mise en oeuvre à travers les sélections naturelle et sexuelle.
Cette idée a des visées pratiques: comment parvenir à une coexistence pacifique entre hommes et ours, hommes et loups, éléphants, bisons, ratons laveurs, etc. C'est vers cela que je m'oriente désormais.
Sur la spéciation chez les félins:
TURNER Alan & ANTÓN
Mauricio, 1997, The Big Cats and their
fossil relatives: an illustrated guide to their evolution and natural history,
Sur les éléphants et les éleveurs:
MOSS Cynthia, 2000 [1988], Elephant Memories,
POOLE Joyce, 1996, Coming of Age with Elephants,
Cool, les Actes du colloque avant l'heure !
La déco a changé on dirait, j'avoue préférer l'ancien papier peint...
Rédigé par : Bardamu | samedi 17 avr 2010 à 15:22
Pour la déco, j'attends quelques autres échos avant de repeindre à l'ancienne
Rédigé par : anthropopotame | samedi 17 avr 2010 à 15:29
Moi aussi je préfère l'ancienne déco
Rédigé par : isadora | dimanche 18 avr 2010 à 00:42