La revue Veja, équivalent brésilien de le Point, porte une virulente attaque contre les anthropologues brésiliens et ceux qu'ils défendent - indigènes, populations traditionnelles, quilombolas (communautés marronnes). Sous le titre "A farra da antropologia oportunista" - la "foire" ou la "gabegie de l'anthropologie opportuniste", la revue dénonce pêle-mêle des leaders indigènes corrompus, des populations ou des communautés protégées par le bras tutélaire de la FUNAI alors qu'elles auraient surgi de nulle part, stigmatise l'ethnicisation des rapports sociaux au Brésil, et les implications financières (enquêtes et contre-enquêtes, subventions, retrait de territoires du marché foncier, paralysie de travaux) de la reconnaissance, par le Brésil, de minorités culturelles.
Pour comprendre ce débat, deux parenthèses:
La première est que la Constitution brésilienne de 1988 reconnaît la différence culturelle, et octroie donc une citoyenneté différenciée à certaines catégories de populations: Indiens et descendants d'exclaves fugitifs depuis 1988, et "populations traditionnelles" depuis 2007. Cette citoyenneté repose sur un régime de propriété foncière particulière, sous forme de concession perpétuelle à une collectivité. La terre est incessible et inaliénable, le sous-sol demeurant propriété de l'Union. Devant la multiplication des revendications territoriales, certains voudraient établir des critères ethniques plus stricts et pouvoir faire appel des décisions (voir l'affaire de la Terre Indigène Raposa Serra do Sol en 2008). J'ai publié plusieurs articles là-dessus, notamment dans le Journal de la Société des Anthropopotames en 2009.
La deuxième est le rôle particulier joué par les anthropologues au Brésil, dont dérive la Constitution mentionnée ci-dessus. Le mouvement indigéniste s'est constitué, dans les sciences sociales, durant la dictature militaire (1964-1985). Le monde ouvrier étant surveillé, les intellectuels brésiliens ont exprimé leur divergences politiques en s'emparant d'un sujet et d'une catégorie de population jusque là délaissée: les indigènes. Leur mobilisation a permis une reconnaissance progressive de droits territoriaux et de citoyenneté, et la mise en place d'un processus légal d'identification, délimitation et homologation de Terres Amérindiennes, exigeant la constitution d'équipes scientifiques (anthropologues, géographes, historiens, archéologues) en charge d'établir la légitimité d'une occupation et d'une extension territoriale aux lieux d'importance spirituelle ou mémorielle. Les anthropologues au Brésil sont donc régulièrement consultés, et toute entreprise souhaitant s'implanter dans une zone où résident des populations autochtones ou traditionnelles se doit de mettre en place une équipe chargée de déminer d'éventuels conflits fonciers. Il existe donc, pour la profession, de multiples débouchés, et la corporation dispose d'un poids et de relais politiques considérables, à travers les organes gouvernementaux en charge de ces populations (Fondation Nationale de l'Indien; Fondation Palmares; Ministère de l'Environnement; Ministère du Développement Agraire).
C'est à cette prééminence que s'en prend la revue Veja, et elle le fait de manière virulente et outrée: déformant les propos de Viveiros, érigeant des cas d'école en généralité, faisant une règle de la corruption des élites indigènes, suggérant un complot anti-développementiste piloté, on le suppose, par des groupes de pression cosmopolites.
Il se trouve que j'ai moi-même affiché ma perplexité devant la manière dont interagissaient les équipes d'anthropologues et les groupes indigènes dans certaines zones particulières. Lorsqu'une entreprise ou un organe ministériel contracte des anthropologues pour déterminer la légitimité de telle ou telle revendication, le résultat de l'enquête, dans 90% des cas sinon plus, tranchera en faveur de la population concernée. Les anthropologues qui dérogent à la règle subissent des représailles de la part de la corporation, et sont évidemment grillés pour tous les terrains.
Mais il faut comprendre la part de négociation qui se dissimule sous cette apparente unanimité: les anthropologues brésiliens sont pragmatiques, et ne prétendent à rien d'autre qu'à protéger des populations dépourvues d'assistance, de titres de propriété, d'accès à l'information, qui leur vaut d'être si souvent grugées, spoliées, expulsées. J'ai de multiples exemples de territoires échangés contre une mule ou un fusil, cela jusque dans les années 70. Lorsqu'une grande entreprise recrute une équipe, c'est donc dans l'idée qu'il faudra céder quelque chose, compenser, investir dans des projets sociaux, etc. Et l'anthropologue est là pour garantir l'équité de ces compensations. Ce que je veux dire, c'est que l'Entreprise ne s'attend nullement à ce que l'anthropologue prenne son parti et déclare: "ces gens sont des chiens, abattez-les tous". Donc parler de complot ou de lobby est excessif, et reviendrait à dire que l'avocat de la défense, au cours d'un procès, a tort de trop vouloir prendre le parti de l'accusé.
Ce qui est en jeu, donc, dans l'attaque de la revue Veja, est l'expression d'un vaste conflit idéologique qui se noue dans le Brésil contemporain, entre la frange pionnière (lobby "ruraliste" qui se réfèrent à leur "esprit pionnier") et les entrepreneurs (lobby développementiste), soutenus en grande partie par Lula et les fronts syndicaux désireux de développer les emplois et les terres agricoles, et d'autre part le lobby "socioenvironnementaliste", incarné par l'Institut socioambiental (ISA), qui appelle à un développement équitable, fondé sur la durabilité et respect du patrimoine naturel. La chef de file du mouvement est actuellement Marina Silva, sénatrice de l'Acre, ex-ministre de l'Environnement de Lula.
Ce conflit s'immisce dans tous les rouages du pays et de son administration: j'évoquais, dans une note antérieure, la position du Tribunal des Comptes et du Suprême Tribunal, pointant les dérives de l'appel d'offre de Belo Monte, que Lula contrecarrait en faisant appel au Barreau général de l'Union, qui défend les décisions gouvernementales.
Bref, il s'agit là d'un conflit que la France ignore absolument, ne s'étant pas constituée de la même manière que le Brésil, et il doit sembler absurde au citoyen lambda que les anthropologues brésiliens soient à ce point mis en cause et aient le poids nécessaire à se défendre, au travers de l'Association Brésilienne d'Anthropologie (ABA) actuellement présidée par João Pacheco de Oliveira Filho. Ce n'est pas demain qu'on nous consultera, nous anthropologues français, avant de construire une autoroute, une centrale EPR ou une éolienne...
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