Le lecteur attentif aura remarqué, à la fin de la note intitulée "Un jardin", quelques photographies de la chienne Sarah montrant la diversité de ses expressions faciales. Tandis que nous autres parlons "chienchien", les chiens, eux, s'expriment grâce à la mobilité de leurs muscles faciaux et craniaux (le terme n'existe pas) qui leur permet de bouger les oreilles, les lèvres ("babines"), de retrousser le nez ("museau"), de jouer de l'intensité de leur regard en fonction de la position des paupières, etc. Une palette d'expressions, donc, magistralement inventoriées par Gary Larson (tous droits réservés) dans le schéma suivant:
Ce qui est tout à fait remarquable est que ces expressions nous sont lisibles et intelligibles alors même que nous ne disposons pas du même arsenal de mobilité, ce qui prouve bien que la communication interspécifique se situe sur un terrain d'entente ni proprement humain, ni, ici, proprement canin; de même, Sarah perçoit les modulations de ma voix et comprend que quand je parle "chienchien", c'est à elle que je m'adresse.
Il faudrait une note entière sur la question de ce langage adopté à l'égard des bébés, des chiens et des chats. On ne l'emploie qu'à l'égard d'êtres qui sont susceptibles de réagir et d'appréhender les nuances d'affection qui traversent ce langage. Ainsi, on ne parle pas "poissonpoisson" à son poisson rouge, ni "mygalemygale" à son araignée, et ainsi de suite. Nous pourrons en reparler plus tard, si un lecteur souhaitait y réfléchir.
Or nombre de mammifères et d'oiseaux ne disposent pas d'expressions faciales, faute de muscles utilisables à cette fin (les oiseaux disposent d'autres moyens, comme le fait de hérisser leurs plumes, d'injecter du sang dans leurs crêtes, etc; les reptiles et certains amphibiens enflent et/ou changent de couleur).
Et cela vaut pour des espèces solitaires aussi bien que des espèces sociales, dont les vaches. En d'autres termes, l'expression verbale et l'expression faciale sont deux parmi de multiples modes de communication, ceux qui nous sont le plus facilement intelligibles, à nous autres humains. Les fourmis produisent de multiples odeurs, les poissons également - en plus d'émettre des ondes électriques; les araignées communiquent par vibrations ou tambourinage, les céphalopodes à l'aide de chromatophores inscrivant sur leurs corps des formes et des couleurs variées et instantanées.
NB: il faut ici envisager séparément la question de ce que l'on éprouve et de ce que l'on exprime. Une vache peut par exemple - c'est une hypothèse - éprouver un profond chagrin, mais ne pas le communiquer faute de moyen d'expression du chagrin, ce qui d'un point de vue évolutif signifierait qu'un ensemble de sentiments et d''émotions éprouvés par des individus ne forment pas des objets de communication, car sans nécessités sociales (si l'on admet que le chagrin a aussi une fonction sociale, ce qui est à démontrer). Dans cette note, je ne m'occupe que de ce qui est communiqué effectivement.
Pour bien comprendre la difficulté qui se pose à moi, voici une photographie de dauphin à nez en bouteille, Tursiops truncatus (photo prise par Wladimir Motycka, tous droits réservés):
Tout lecteur de ce blog, voire tout humain sur la planète, est familier de cette expression du dauphin sortant la tête de l'eau et semblant saluer gaiement.
Or, le paradoxe réside en ceci qu'il ne s'agit pas d'une expression, car le dauphin, comme la vache, ne dispose pas de muscles faciaux réaffectés à la communication. Il ne dispose pas non plus d'une grande mobilité de ses membres antérieurs, bref il y a un vrai problème qui se pose au chercheur: comment le dauphin, qui ne dispose pas de communication visuelle, et dont le langage nous est inintelligible, fait-il pour communiquer avec nous? Pourquoi tant de gens, après leur rencontre avec des dauphins, se sont-ils dits "bouleversés", "transpercés d'amour", "porteurs d'un message d'espérance", etc... (voir Servais Véronique, 1999, Enquête sur le ‘pouvoir thérapeutique’ du dauphin : Ethnographie d’une recherche. Gradhiva, 25, 92-105. Voir aussi Servais C. et Servais V., 2009, Le malentendu au fondement de la communication. Questions de Communication, 15, 21-49)
La réponse réside en partie dans la morphologie du visage d'un dauphin, figée en un éternel sourire, que nous prenons pour tel.
Le cas de la vache est encore plus complexe, puisque qu'au lieu d'être figé en un sourire, son visage arbore le bien ou mal nommé "air bovin", qui le rend peu lisible (ici l'inénarrable Basilic):
Donc on peut estimer que les vaches "ont l'air gentilles" par exemple, mais en réalité elles n'ont pas vraiment d'air, et de fait "toute la beauté réside dans le regard du peintre", comme le disait Proust à propos des tableaux d'Elstir.
Les vaches sont pourtant des animaux sociaux, hiérarchisés, et elles ont donc développé des stratégies de communication qui leurs sont propres: meuglements (inquiétude, malaise, lien de la mère à son veau), odeurs (équivalentes à des documents d'identité) et attitudes corporelles. Voilà donc sur quoi doit se focaliser la réflexion, dès lors qu'elle porte sur les vaches.
A ce titre, cette photo de Cristina est très intéressante:
En effet, il apparaît que Cristina arbore ici une expression, mais cette expression réside dans son attitude: elle me renifle à quelque distance, et pour se tenir le plus loin possible de moi, et se réserver une échappatoire, elle tend le cou, redresse légèrement la tête, et tente de focaliser ses deux yeux sur moi, ce qui fait apparaître la sclérotique de son oeil gauche (par rapport à nous), qui semble dirigé vers l'arrière (car les herbivores ont généralement les yeux situés latéralement, afin d'embrasser un large champ de vision).
Cette attitude est parfaitement lisible: ce qui est exprimé, c'est de la curiosité teintée de méfiance. Traduite en langage humain, cela donne "Voilà qui est nouveau et intéressant, cet humain vêtu de jaune, mais je ne sais si je peux lui faire confiance. Ménageons donc une possibilité de fuite au cas où."
Deux questions se posent à ce stade:
1) quel est l'éventail de faits, de percepts et d'affects que les vaches jugent bon de communiquer entre elles? Quels sont leurs impératifs de communication? On peut parfaitement poser que la sélection naturelle a pu aboutir à des oiseaux ou des mammifères taiseux, comme elle en a produit d'autres hyper-expressifs (perruches, inséparables, chimpanzés, humains). Chez les humains, une paralysie faciale mène à une rupture des liens sociaux et à un enfermement progressif du malade dans la solitude et le chagrin. L'abus de Botox mène également à un déclin des formes de relation.
Le problème ne se pose pas du tout en ces termes pour les vaches.
2) si nous lisons spontanément l'expression formée par le visage ou la position des oreilles d'un chien, du fait d'une coévolution, il n'en va pas de même avec les vaches. La position de leurs oreilles forme sens, mais il faut s'entraîner à le percevoir. De même que l'inclinaison de leur cou, leur démarche, leurs mouvements de tête, leur orientation dans le troupeau, ainsi qu'une panoplie de gestes et de formes de contact (coups de corne, léchage, frottage, etc.). Tout cela, encore une fois, forme sens pour une vache, et pour nous si nous y sommes entraînés. Mais avec quel pourcentage de déperdition? Quelles sont les nuances qui persisteront à nous échapper, les combinaisons multiples que nous peinerons à apercevoir?
Et à l'inverse, que comprennent-elles de nos attitudes, si par exemple nous abandonnons l'usage du bâton, que savent-elles lire de nos visages, nos démarches, nos expressions?
On le voit, à ce stade j'essaye plutôt de poser les problèmes, et non de les résoudre. Mais il y a matière à réflexion, même si je ne pars pas du principe que les vaches éprouvent un besoin frénétique de communication...
La question principale, mais aussi la plus compliquée, reste de savoir pourquoi s'habille-t-on en jaune lorsqu'on visite des vaches.
Rédigé par : OLivier | vendredi 07 mai 2010 à 19:26
Question compliquée, en effet, mais comme je n'ai que deux sweat-shirts de travail, un jaune et un bleu, les vaches vont devoir s'y faire. C'est une expression corporelle qui réussit très bien aux canaris, d'ailleurs:)
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 07 mai 2010 à 22:00
Voilà un extrait de La Promesse de l'aube de Romain Gary (que je fais étudier à mes élèves) : c'est tout à la fin et cela résonne avec certaines de vos notes de blog, même si ce n'est pas du tout un point de vue anthropologique et plutôt romantique :
(...) J'ai même rendu de grands services à l'humanité. Une fois, par exemple, à Los Angeles, où j'étais alors Consul Général de France, ce qui impose évidemment certaines obligations, en entrant un matin dans le salon, j'ai trouvé un oiseau-mouche qui était venu là en toute confiance, sachant que c'était ma maison, mais qu'un coup de vent, en fermant la porte, avait emprisonné entre les murs pendant toute la nuit. Il était assis sur un coussin, minuscule et frappé d'incompréhension, peut-être désespéré et perdant courage, et il était en train de pleurer d'une des voix les plus tristes qu'il me fut jamais donné d'entendre, car on n'entend jamais sa propre voix. J'ai ouvert la fenêtre et il s'est envolé et j'ai rarement été plus heureux qu'à ce moment-là et j'ai eu la conviction de ne pas avoir vécu en vain. Une autre fois, en Afrique, je pus donner à temps un coup de pied à un chasseur qui était en train de viser une gazelle immobile au milieu de la route. Il y a eu d'autres cas analogues, mais je ne veux pas avoir l'air de trop me vanter de ce que j'ai pu accomplir sur terre. Je raconte ceci pour prouver que j'ai vraiment fait de mon mieux, ainsi que je l'ai dit. Je ne suis jamais devenu cynique, ou même pessimiste, au contraire, j'ai souvent de grands moments d'espoir et d'anticipation. En 1951, dans un désert du Nouveau-Mexique, alors que j'étais assis sur un roc de lave, deux petits lézards tout blancs grimpèrent sur moi. Ils m'explorèrent en tous sens avec une assurance complète et sans la moindre frayeur et l'un d'eux, après avoir appuyé tranquillement ses pattes de devant contre mon visage, approcha son museau de mon oreille et resta là un bon moment. On peut imaginer avec quel bouleversant espoir, avec quelle fervente anticipation je demeurai là, attendant. Mais il ne dit rien, ou en tous cas, je n'entendis rien. Il est tout de même étrange de penser que l'homme, quant à lui, est entièrement visible, entièrement révélé à ses amis. Je ne voudrais pas non plus qu'on s'imagine que j'attends encore un message, ou une explication : tel n'est pas le cas. D'ailleurs, je ne crois pas à la réincarnation, ni à aucune de ces naïvetés. Mais j'avoue que je n'ai pas pu m'empêcher d'espérer quelque chose, l'espace d'un moment. J'ai été assez malade, après la guerre, parce que je ne pouvais marcher sur une fourmi ou voir un hanneton dans l'eau, et finalement, j'ai écrit tout un livre pour réclamer que l'homme prenne la protection de la nature dans ses propres mains. Je ne sais pas ce que je vois au juste dans les yeux des bêtes, mais leur regard a une sorte d'interpellation muette d'incompréhension, de question, qui me rappelle quelque chose et me bouleverse complètement. Je n'ai d'ailleurs pas de bêtes chez moi, parce que je m'attache très facilement et, tout compte fait, je préfère m'attacher à l'Océan, qui ne meurt pas vite. (...)
Rédigé par : Kela | jeudi 20 mai 2010 à 11:11
Magnifique, Kela. Comme d'habitude, tu cites des passages merveilleux. Ce que je regrette c'est que Gary ne se soit pas consacré exclusivement à ce sujet.
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 20 mai 2010 à 14:42