Ma note précédente, portant sur la corrida, ne m'a valu qu'un succès mitigé. De fidèles lecteurs tirent gloire du fait de ne l'avoir pas lue jusqu'au bout! Cela me servira de leçon: si je veux devenir un vrai leader d'opinion (et c'est mon rêve d'enfant), je dois m'emparer de sujets plus consensuels et les traiter sous forme de "coups de gueule" avec lesquels mes lecteurs seront a priori d'accord.
Dans tout cela, j'ai un peu laissé de côté mon activité cérébrale, celle qui me vaut un salaire et la reconnaissance de mes pairs. Mon esprit jumeau, qui s'appelle Philippe, est donc passé à la maison dimanche soir et nous avons fignolé l'article sur le Rondonia qui nous casse les pieds depuis un an. Oui, oui, ce même article refusé par une revue brésilienne.
Examinons le processus de rédaction de ce fameux article, intitulé "De Grandes Espérances" en référence à Dickens.
Vers le mois d'août 2009, alors que le programme DURAMAZ s'achève, les participants reçoivent une double injonction: publier davantage, et publier en portugais. Mes deux derniers terrains (Ouro Preto do Oeste et Mamiraua) sont encore frais, j'envisage donc une étude comparative entre front de colonisation d'un côté, et réserve de développement durable de l'autre. Je rédige une vingtaine de pages puis je sollicite mes co-auteurs (3 pour Ouro Preto et 3 pour Mamiraua) afin qu'ils complètent, ajoutent les plans de situation, vérifient la biblio, etc.
Malheureusement, l'article est tellement long et ennuyeux (problème récurrent chez moi) que mes co-auteurs se contentent de corrections à la marge, sans s'engager sur le fond. Je fais mon mea culpa et scinde l'article en deux, décidant de me focaliser sur Ouro Preto do Oeste pour l'instant. Nous sommes alors en février 2010, et ce délai s'explique par les allers-retours et les temps de lecture des uns et des autres.
Evidemment, le parallèle qui faisait le sel de l'article a disparu: je me contente d'énumérer des évidences sur le développement durable et sur l'importance d'être constant. Guillaume m'envoie un plan de situation en noir et blanc sur lequel on distingue vaguement quelques taches grises. J'expédie le tout à la revue brésilienne déjà mentionnée: nous sommes en mai. Ouf, débarrassé!
Pas de chance, l'article est refusé dix jours plus tard, non sans raison. Conseil de guerre par Skype avec mes co-auteurs situés à Rio. On s'accorde pour déplacer la base théorique de l'article vers les systèmes socio-écologiques à multiples niveaux (cross-scale multilevel social-ecological systems) en se fondant sur un article de Brondizio, Ostrom et Young datant de 2009, et portant sur le Parc Indigène du Xingu.
Il me faut trois semaines pour relire cet article extrêmement dense et en extraire les bases théoriques que nous pourrons discuter. Depuis Rio, Liz m'envoie une première correction mais, comme elle ne maîtrise pas la fonction "suivi des modifications", je ne comprends rien à ce qu'elle suggère.
Début de mon abcès à la mâchoire: je reproche à Liz d'avoir rendu incompréhensible mon résumé. Je décide de tout laisser tomber.
1er août: mon Philippe m'appelle, il a intégré les corrections de Liz plus les siennes et propose de passer chez moi à 17h pour qu'on retouche l'ensemble.
A partir de là, tout va très vite; le temps de boire un verre d'eau, je retrouve les vieilles cassettes enregistrées à Ouro Preto, nous les faisons défiler, transcrivons au passage les éléments pertinents, et hop! l'article claudiquant devient un vibrant témoignage sur les dilemmes posés par la conservation des singes en contexte de bananeraie (et vice-versa). "Bon, ça on le met où?" "Si on place cette phrase, il faut reprendre toute la conclusion" "Alors je dicte", "Je propose qu'on reprenne tout ce paragraphe et qu'on le place en intro de la deuxième partie" "D'ac, mais alors ça il faut le basculer en note" "C'était quoi déjà le nom du gars?" "Attends, j'ai déjà écrit un truc là-dessus en 2007".
Dimanche soir, 21h, l'article est terminé. Philippe et moi sommes emballés: nous sommes les Starsky et Hutch de l'article de SHS! Le dîner se passe à nous congratuler mutuellement et à regarder les jolies femmes passer rue de la Roquette, depuis la terrasse du restaurant.
On se quitte en évoquant la suite: l'article sur Mamiraua, et un livre sur l'Amazonie intitulé "Détruire moins vite", à partir d'extraits de mon blog et de nos carnets de terrain.
Rentré à la maison, je jette un oeil à tous ces éléments dispersés qu'il nous faudra réunir, repenser... Et je songe aux dernières pages de la Recherche du Temps Perdu: ce livre, il faudrait l'envisager "sinon comme une cathédrale, du moins comme une robe". Car c'est bien la couture qui s'impose à moi comme la métaphore adéquate à ce travail qui consiste à mêler éléments théoriques, données de terrain, et réflexion propre pour fignoler un petit article ou un petit ouvrage digne de l'estime de mes contemporains!
PS: cela a davantage à voir avec la note "Bonimenteurs", mais je ne résiste pas au plaisir d'indiquer ce lien vers la lettre du philosophe Jacques Bouveresse adressée à Valérie Pécresse, par laquelle il refuse la Légion d'honneur. Personnellement, je n'ai rien contre notre Ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche, mais j'approuve cette démarche qui a une portée plus générale...
L'art de communiquer n'est pas facile, mais le plus difficile n'est-il pas l'établissement d'une répétition, d'un style ?
Les leaders d'opinion ont ceci de fascinant qu'ils parviennent par leurs actes de communication à faire sentir derrière ceux-ci l'existence d'un homme, et à ce qu'on ait confiance en lui.
Ce qui dépend encore beaucoup de la figure ou fonction d'auteur.
Rédigé par : SPO lucaniste | lundi 30 août 2010 à 01:08
Huhu, à lire votre commentaire, je n'arrive pas à comprendre si vous me considérez comme un leader d'opinion ou non :(
Je crois que non? En réalité, rentrant crevé d'un terrain de trois semaines, je me sens hors service pour quelque temps.
Rédigé par : anthropopotame | mardi 31 août 2010 à 00:04
@ SPO lucaniste,
En fait, intuitivement, je dirais que ce qu'il y a de fascinant chez les leaders d'opinion, c'est cette faculté qu'ils ont de faire croire qu'ils ne font que rallier l'opinion commune (en les écoutant, on se prend à penser : "bon sang, mais c'est eXActement ce que je pense!"), alors que dans une large mesure, en fait, ils l'inventent.
Ils créent une nouvelle façon de voir telle ou telle chose, et - comme par effet rétroactif - ceux qui les écoutent ont l'impression d'avoir toujours pensé ce qu'ils viennent tout juste de comprendre.
Et ça c'est vraiment assez fascinant, je trouve.
Rédigé par : Fantômette | mardi 31 août 2010 à 11:22