Dîner avec mon ex-directeur d'HDR, hier soir, à Alesia. Je rentrais de Neverland un peu crevé, mais la direction de département est en fait une activité assez excitante donc je dors très peu en ce moment.
Nous sommes allés dans un resto thaï et nos positions mutuelles se révélèrent au milieu du repas: ayant choisi exactement le même plat et le même accompagnement, Patrick a terminé sans une tache, chemise immaculée, tandis que ma chemise à moi, et mon pantalon, semblaient une peau de jaguar ou d'ocelot. Sans parler des nouilles éparpillées dans un rayon de deux mètres autour de moi. Pas étonnant, donc, si je tape sur les nerfs des gens.
Je me faisais donc l'effet d'un petit scarabée face au Maître aux paroles mesurées, au coup de fourchette précis, aux baguettes minutieuses.
Il était temps que je revoie Patrick et que je lui parle. Lui-même revient d'un long séjour au Brésil et comme moi ces voyages commencent à affecter sa santé. Mais lui, à la différence de moi, ne s'en plaint pas.
A peine avais-je commencé l'inventaire de mes symptômes que le mot magique a surgi: le pian, en anglais Yaws, c'est-à-dire Treponema pertenue, bacille appartenant à la grande famille des tréponèmes et dont les signes cliniques se confondent avec la syphilis (qui lui est apparentée, comme la pinta qui fait des ravages au Pérou). Lésions cutanées, puis abcès, puis lésions osseuses.
Nous avons ensuite parlé de l'expérience de terrain. Je lui ai exposé la manière dont j'avais procédé à Cunani, et aussi dont l'équipe avait explosé en plein vol: "Tu t'es fait piéger", me dit-il. Et lorsque j'y repense l'inconfort de ma situation apparaît en pleine clarté: seule personne expérimentée sur un terrain complexe, que je connaissais déjà, face à quatre étudiantes n'ayant aucune idée des concessions à faire lorsqu'on travaille en groupe, et des conséquences que peuvent avoir les psychodrames quand on est bloqué à Perpète-les-Oies (au Brésil, Perpétuo das Gansas). Il faut prendre le petit-déjeuner ensemble, le déjeuner ensemble, le dîner ensemble, affronter ensemble dans le même habitacle des heures de voiture, ramer dans la même pirogue, etc.
Dans cette situation, il faut bloquer la machine à juger et tout ce qui peut mener à l'exaspération mutuelle (par exemple le fait que je mange comme une otarie, en projetant la nourriture dans les airs pour la déchiqueter).
Finalement j'ai sauté dans un taxi et rejoint Anna au café de l'Industrie, à ma table habituelle. Pour la première fois ses cheveux étaient retenus en arrière et tout son visage avait changé.
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