Passé la journée d'hier à Brest. Soyons précis: j'ai passé neuf heures dans le train pour trois heures de séminaire. Je dois dire qu'il est toujours aussi impressionnant, quand on vit à Paris, de voir soudain surgir, au détour d'une colline, la mer.
Je devais présenter les grandes lignes du programme animal. J'avais travaillé dans le train de l'aller à un exposé montrant les limites de l'anthropologie. A partir d'un extrait de Descola, tiré des Lances du crépuscule, je cherchais à mettre en évidence la part subjective dans l'interprétation des faits. Le premier chapitre des Lances, en effet, met en scène l'ethnologue débarquant dans un village ashuar, dont il ne connaît pas la langue, et forcé de s'investir dans l'observation minutieuse des faits et gestes.
« Le regard attentif que nous portons sur nos hôtes nous est bien évidemment retourné avec constance et ce petit jeu d’observation réciproque connaît sa trêve à la tombée de la nuit. Les enfants, en particulier, cessent de nous espionner en commentant nos moindres faits et gestes par des chuchotements étouffés dans les rires. Ils sont pour l’heure trop occupés à chasser des grenouilles avec un petit tube de bambou muni d’un piston (…). On entend leurs hurlements de joie dans les taillis lorsqu’ils réussissent à atteindre une de leur cible. Senur leur crie « Attention aux serpents ! » puis grommelle (…) maudissant probablement leur inconscience face aux dangers de la forêt. (…) Sans doute fatigué par sa journée de chasse, Wajari ne paraît pas ce soir disposé à veiller. » (1993: 57)
J'exposais ensuite que le programme de l'anthropologie, fondé partie sur l'observation, partie sur l'analyse de discours, ne pouvait intégralement être appliqué aux sociétés animales. La partie de l'explication donnée par l'observé lui-même ne figurerait pas au programme, pas plus que le déchiffrement des systèmes symboliques. Mais l'observation du lien social et des formes qu'il revêt demeurerait.
Passant à l'exemple, j'ai parlé des vaches et de la méthode que je m'étais fixée; je voulais cerner les limites de mon projet dans le cas spécifique des vaches (groupes déstructurés, vie brève, peu de problèmes à résoudre qui ne soient pris en charge par les humains). A l'arrivée, une étudiante venue de biologie me fait observer qu'elle ne voit pas la différence entre mon programme et les classiques de l'éthologie.
Cette question m'a frappé de stupeur car mon esprit était ailleurs. Me forçant à un tête-à-queue réflexif sur ce que je venais d'exposer, je me suis rendu compte que je n'avais pas expliqué ce que j'entreprenais de faire. La vérité, expliquai-je, est que je vous montre une démarche empirique, et non un résultat scientifique; je vous soumets des données non traitées (annotations, photographies) car je ne sais encore comment les traiter. Tout ce que j'ai exposé ne forme pas sens pour moi.
Et j'ai tissé un parallèle avec les ethnographies plus classiques, comme celle que j'ai menée chez les Pataxo: cinq ans d'observations éparses avant que n'émerge une forme de système, qui repose sur la foi que l'on peut avoir en mes capacités d'interprétation. Trois mois, ce n'est rien. Et trois mois chez les vaches équivaut, en termes de distance à franchir, à une semaine chez les Ashuar, période durant laquelle l'ethnologue observe des saynètes qu'il ne peut encore réunir, qu'il n'a pas encore extraites de ce qu'on appelle la "vie quotidienne" pour entrer dans "la vie", c'est-à-dire un ensemble de règles ou d'usages maintenant ensemble un groupe, un ensemble de représentation trahissant ce qui, dans l'univers, est partagé entre ces humains précis.
Abordée sous cet angle, ma démarche devenait plus claire. Je ne faisais, au fond, que montrer une expérience scientifique en train de se faire: hypothèse, protocole, mise en place du dispositif. Manquent les résultats.
J'étais frappé de voir qu'il y avait du monde (une trentaine de personnes), à la fois étudiants, professeurs et retraités, bref que l'ambiance était favorable à la réflexion "ao vivo". J'aime bien ces atmosphères où l'on se sent libre d'aller à sauts et à gambades, et surtout d'avoir enfin pu me remettre à l'ouvrage, après ces semaines passées à ne rien faire.
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