Une visite à ma grand-mère, 95 ans, en maison de retraite à Lyon. Etrange contraste entre ces minuscules vieilles dames trottinant dans les couloirs et d'autres, à demi-inconscientes, leurs fauteuils en file indienne devant la porte de l'ascenseur.
Dans un couloir, une série de photographies un peu floues. J'y ai reconnu ma grand-mère, déguisée (chapeau de jardinier et écharpe épaisse), semblant s'amuser beaucoup à poser avec une autre vieille dame portant bonnet. La photo était drôle, en effet.
Pour le déjeuner, nous eûmes droit à une place à part, dans la salle réservée à la peinture et aux dessins. Je l'ai regretté un peu, car j'aurais aimé discuter avec les autres dames dans la salle à manger. Je laissais ma petite F. faire la conversation, et me laissais aller à rêvasser.
Plus tard, de retour dans sa chambre aux murs constellés de photos de famille, elle parle des trente ans de sa vie perdus auprès de son mari, mon grand-père. Celui-ci tenait la constitution d'une famille pour nécessaire à son statut social. Pour le reste, il ne s'en préoccupait pas.
Elle regrettait que ce fussent ses plus belles années qui soient passées ainsi. A présent qu'elle est en fin de vie, répétait-elle, il ne lui reste plus qu'à tenter chaque jour d'éprouver de petits plaisirs, et à se rappeler ses jeunes années. Je lui fis observer que la fin de vie comportait aussi des aspects positifs, par exemple d'estimer qu'on peut goûter un repos bien mérité.
Comme la conversation suivait des boucles, malgré la capacité de ma petite F. à trouver des sujets de discussion, j'abrégeai la visite.
Ma grand-mère tient sur son existence un discours maintes fois répété, dont elle ne dévie pas. Il est presqu'impossible d'obtenir d'elle (et cela bien avant que son esprit ne fût affecté) une introspection réelle. Tous les personnages qu'elle mentionne semble jouer un rôle immuable dans le déroulé de ses souvenirs.
Cela n'a que lointainement à voir, mais l'effet de la mémoire et de l'oubli sur la constitution du passé a été bien étudié par Michael Pollak (cf L'Expérience concentrationnaire, essai sur le maintien de l'identité sociale, Métailié, 2000.)
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