Méchante crise d'angoisse hier. Un bon psychanalyste aurait résolu l'affaire en deux minutes, mais il m'a fallu 24h pour comprendre d'où elle venait.
Passé 200 coups de fil pour pleurnicher, sans résultats. Finalement la belle E. m'a emmené à la Bellevilloise, un bien étrange lieu situé rue Boyer: une courette, un vaste hall, une salle de restaurant ornée d'oliviers (c'est l'ancienne halle aux olives), une mezzanine où l'on danse le tango, le tout surmonté d'une terrasse.
Les musiciens étaient très bons, et je me suis laissé aller à me sentir Argentin, à entendre le tango comme si j'étais loin de mon pays, des gens que j'aime, ce que les exilés appelaient être tango. Superficialité? Je n'ai pas réussi à me forcer à cela.
Attraper E. au passage pour une Cumparsita, regarder autour de soi pour identifier quelle sera la prochaine: l'esprit se détourne peu à peu de la femme en noir assise au coin du lit.
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(Les amateurs de notes courtes peuvent se contenter de cela, pour les autres, voici la suite:)
J'avais écrit une nouvelle autrefois, qui portait sur ces étranges passages d'un état à un autre. L'extrait suivant correspond à l'inverse de ce que je décris plus haut:
"Ce type-là tu le connais, demanda Anatole à son fidèle assistant, en secouant une photo sous son nez. Il prétend être professeur de français, sa femme souffre de furonculose, ça ne te dit rien ? Frédéric Barbier, l'agent qui devait le seconder, mimait chacun des gestes d'Anatole, et ne répondait nullement. Bougre d'imbécile, pensa Anatole. Il se sentait en pleine possession de ses facultés physiques et psychiques, et tout lui apparaissait d'une simplicité aberrante, non en soi, mais de par sa capacité à lui à débrouiller l'écheveau des sens et des non-sens, des dits et des non-dits, et par son aisance singulière dès lors qu'il s'agissait d'engranger les bienveillances, de s'attirer, par un geste, par un sourire, la considération d'autrui, ou disons le mot : un dévouement. Tout serait réglé en un rien de temps.
Frédéric, mon petit Frédéric, s'écria Anatole en le prenant dans ses bras. Mon enfant ! Tandis que le petit homme à lunettes se laissait enlacer et caresser les cheveux et baiser le front par Anatole plein d'amour pour la planète entière, il sortait d'un geste égal et sans répondre aux effusions un document de la poche intérieure de son veston et qui n'était autre qu'un ordre de mission ; les baisers comme les poutous se glacèrent au bout des lèvres d'Anatole. Anatole devait se rendre au plus vite à Porto (l'ordre de mission était très clair, et "au plus vite" souligné plusieurs fois), logerait chez un contact qui lui fournirait une couverture pour la nuit, et sur ces bases nouvelles édifier ce qu'il conviendrait d'appeler "son enquête". Mais Anatole ne l'entendait pas de cette oreille. Comment, quitter Lisbonne ? Et quitter Lisbonne, qui plus était, "au plus vite". Il avait bien senti le vent tourner. Mais avec quelle hâte il aurait bouclé l'affaire.
Réglé tout. Sans rien laisser au hasard. Avec son efficacité coutumière.
Son cerveau, superbe machine huilée et révisée pendant la nuit, était entré en mouvement, Anatole sentait distinctement le roulement des bielles, l'effet d'entraînement inéluctable, inexorable, impitoyable du raisonnement mécanique, guidé depuis la passerelle par des influx nerveux toujours plus concis et plus sûrs. Comme il faisait bon tourner la tête d'un côté et de l'autre ! Comme il sentait bien en cela les idées tourner en même temps que sa tête ! Et la pensée se déployait au sommet de son crâne comme une lignée de fanions intelligibles : croisant les regards même à distance Anatole se sentait glisser jusqu'au fond de tous les yeux, et pénétrer l'esprit des gens qui paressaient à cette terrasse de café où l'agent Barbier, par un étrange contraste, apparaissait toujours plus minuscule, inélégant, pataud. Et Anatole, à mesure que son esprit s'élevait et transcendait ses limites, débordait de bienveillance pour ce malheureux mal fagoté, pour cette misérable patate sous-payée, qui se frottait les yeux, un moucheron s'étant glissé par dessous ses lunettes. Je l'aurais épargné, s'écria Anatole, le monde n'était-il pas assez grand pour vous deux ? Comme son informateur ne comprenait rien à rien, il leva le doigt au ciel, certain que ses considérations intéresseraient les touristes attablés autour d'eux, et qui le dévisageaient avec une admiration mêlée d'une crainte sacrée : la musique des sphères, mon petit, l'entends-tu? Elle nous dit bien pourtant que ce que nous sommes est ce que nous serons, et qu'Aujourd'hui se grave dans la pierre comme les dix commandements. Et son esprit fendait les eaux, courait sur les lames au point qu'Anatole, embrumé, sentait sur sa peau le picotis des embruns, la caresse du vent, et les cris des marins, d'un pont à l'autre, depuis la proue jusqu'au gouvernail d'étambot.
Comment ai-je pu douter ne fût-ce qu'un instant, mon petit informateur. En arrivant ici l'enquête m'apparaissait comme un fardeau intolérable - mais déchargé de ce fardeau, qui pouvait justifier ma présence ici ? Et j'étais confronté à ce terrible dilemme d'ôter à mon séjour toute nécessité, toute signification, ou bien de le transformer en enfer : oui, oui, cette enquête routinière, passer un coup de fil, rencontrer une belle fille et la poursuivre de musée en musée, tout cela ayant pris les proportions d'une gigantesque corvée, d'une véritable mystification, est à présent redevenu clair. Tout ira bien à présent, tu peux me croire. Tout est facile et harmonieux. Regarde cette jolie fille qui passe dans sa veste jaune, avec sa valise, d'un bond il suffit de l'aider, de la raccompagner jusque chez elle, de lui laisser un mot d'adieu, et puis de la revoir, encore et encore. Elle est passée, dit le petit homme à lunettes. Alors ce sera la prochaine, dit Anatole courant sur son erre, mais de plus en plus pesamment, jusqu'à s'échouer sur le sol sec.
Ne parlons plus de cela, voulez-vous ? Anatole se leva et paya l'addition, les yeux baissés.
Il ne réglerait rien. Il se contenterait de laisser faire. Minable, comme à l'accoutumée."
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