Une grande part des réflexions que nous développons actuellement vient d'un ouvrage extraordinaire, publié en 1954 ou 56 par le biologiste Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, suivi de Théorie de la signification. Le livre est fameux car il révèle ce que peut être le monde propre à chaque animal, en fonction de son outillage perceptif et de ses capacités cognitives.
Il décrit ce qu'il pense être le monde de la tique, guidé par l'acide butyrique émis par les mammifères et ne devant se soucier que de cela. Quand Uexküll aborde la question du chien, il représente le plan d'une salle à manger en indiquant ce qui forme sens pour le chien et ce qui forme sens pour l'homme: chaise, table, bibelots, n'ont pas la même signification pour l'un et pour l'autre.
Toutefois, ces mondes sensibles, propres à chaque espèce, se recouvrent. Et cela en partie parce qu'ils existent dans la même réalité physique, où les êtres vivants évoluent.
Mon chat et moi vivons donc dans le même appartement, et cet appartement comporte deux mondes superposés: le sien et le mien. Le principal point de convergence entre ces deux mondes est la relation que nous entretenons.
Du point de vue du chat - qui, je le rappelle, a grandi à la campagne au milieu d'autre chat - les humains représentent certainement un gros défi intellectuel. Car il se sait dépendant de moi et de ma petite F., pour sa sécurité et son alimentation. Lorsque je le laisse descendre dans la cour, il évolue parmi les pots de fleurs, se cachant dès qu'un humain inconnu la traverse. Il prend toujours soin de vérifier si c'est moi ou F. qui rentrons, puis se précipite dans les escaliers qu'il monte quatre à quatre. Si nous ne sommes pas assez rapides, il préfère, plutôt que d'être bloqué dans le couloir devant la porte fermée, redescendre en trombe. Ce monde n'est donc pas un monde enchanté pour lui, certaines choses représentent un danger, comme le fait de se trouver acculé.
Il nous accorde donc un rôle particulier, celui de créatures bienveillantes. Il n'est pas indifférent à nous: il sait parfaitement lire mes humeurs, et au moindre geste d'irritation, qu'il soit ou non dirigé contre lui, le chat fuit la pièce où je me trouve.
J'essaye de comprendre ce que signifie, pour un chat de vingt centimètres à l'épaule, la fréquentation d'humains. Il est ici le seul de son espèce; lui qui à la campagne ne fréquente que des chats a dû apprendre à reconnaître les humains - à la vue, à l'odeur, au son du pas et de la voix? - a dû apprendre à les classer, et à accorder à deux d'entre eux sa confiance.
Cette confiance, il lui faut la marquer. Quand nous rentrons après une longue absence (plus d'une demie-journée), il attend que l'on s'asseye pour monter sur nos bustes et frotter son visage contre le nôtre. Evidemment le chat dépose ainsi quelques phéromones produites par ses glandes faciales, mais évidemment ces phéromones auraient plus de sens, pour lui, s'il les déposait au bas de nos pantalons. Ce n'est donc pas pour lui qu'il fait cela, mais vraisemblablement pour nous, pour que nous le reconnaissions, nous.
Lorsque je rentre de Neverland, le chat a passé trente-six heures dans la plus complète solitude. J'arrive à l'heure de son dîner, et d'habitude je me livre à la séance de câlins et de frottement de visage. Mais mardi soir je lui ai servi directement à manger pour me planter ensuite devant l'ordinateur. Et le chat s'est mis à miauler, miauler, refusant de manger tant que je ne m'étais pas assis avec lui, dans la cuisine, pour le regarder manger. Il me suivait dès que je repassais dans la pièce, mais ayant faim il m'appelait pour que je l'aide à finir son repas.
Je me suis alors rendu-compte qu'il était plus important, pour lui, de passer cinq minutes sur mon buste en session de reconnaissance, que d'aller manger en faisant comme si je n'avais pas été absent.
Ce que je décris repose évidemment sur le fait que le chat perçoit la durée. Il a compris qu'il ne pouvait commencer à me réveiller le matin qu'à partir de 7 heures, au minimum, sous peine d'être très mal reçu. Mais comment sait-il qu'il est sept heures?
Si je sors faire une course, si je passe la matinée loin de la maison, le chat ne m'attend pas derrière la porte. Parfois je le découvre simplement levé sur son séant, parfois couché, yeux ouverts, pour me voir entrer dans la pièce. Mais si mon absence se prolonge, il se tiendra derrière la porte, ayant entendu mon pas dans l'escalier. C'est donc que la durée a une signification pour lui, qu'il distingue temps long et temps court.
Je suis fasciné en tous cas par sa capacité à vivre parmi nous, et à avoir une densité, une faculté d'attirer nos regards et notre attention.
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