Me voici de nouveau face à un formulaire de l'Agence Nationale de la Recherche.
Une cinquantaine de pages à remplir et je n'ai rien dans mon frigo.
Cet après-midi je dois aller à Nanterre pour discuter du programme mais il faudra bien que j'aie avancé.
Cette vie devient de plus en plus folle et de moins en moins gratifiante. Je fais mille choses mais il n'en sera tenu aucun compte, puisque j'ai loupé de dix jours la date limite des qualifications.
Les ouvriers ont posé des bâches sur les fenêtres et il règne partout une semi-obscurité. J'ai faim, je suis bloqué devant mon ordi, mes yeux ressemblent à ceux d'un galago.
Dans "Route de nuit", le philosophe Clément Rosset parle de ses années de dépression avec un détachement que je lui envie. Il égrène la pharmacopée et son évolution - cela a duré des années - et raconte ses rêves, non pas ceux qui le touchent, mais au contraire "ceux qui ne lui disaient rien". Son esprit était parasité par des rêves qui ne s'adressaient pas à lui.
Etre quelqu'un d'autre, devenir quelqu'un d'autre. C'est de cela qu'il s'agit, avec cette nuance qu'il ne s'agit pas de "Quelqu'un". C'est quelque chose d'informe et de flasque qui ne saurait recouvrir ce que nous qualifions d'individualité, d'identité.
Je me souviens de mes efforts pour aller, venir, m'alimenter. Je marchais dans la rue comme dans une tranchée. Des sons me parvenaient, ouatés. Des gens m'adressaient la parole et je voyais leur bouche bouger, j'entendais quelques intonations, mais quels que fussent mes efforts je ne parvenais pas à trouver la position spatiale ou temporelle qui m'aurait synchronisé.
La pharmacienne hochant la tête, me jetant un regard après avoir lu la liste figurant sur l'ordonnance, et voyant mes yeux vides. "Je vais le faire", dit-elle. Prenant les documents que j'avais en main, m'expliquant et réexpliquant ce que j'avais à faire, puis me tendant le petit sac. Comme un oiseau tombé du nid: je la regardais comme si elle était posée, là-haut, à jamais hors d'atteinte.
"Là-dessous", "En-bas": deux romans que Huysmans n'a pas écrit. Lui qui parlait de l'Enfer et du Pacte avec le Diable, il l'a toujours situé au niveau de la Souffrance, en catholique.
Les Grecs, comme d'autres, le situaient du côté de l'Oubli - on s'enfonce d'abord sous terre, et il faut encore franchir un fleuve. Les morts passent de l'autre côté, ils oublient, et seules restent l'anxiété et l'attente sans objet.
J'essaye de me souvenir. Trois ans passés à la moulinette noire, seuls quelques moments me restent, des moments aigus.
Les mots avaient davantage de sens qu'ils n'en ont aujourd'hui. N'importe quelle phrase prononcée pouvait soudain prendre une résonance particulière, comme gravée dans la pierre.
Je venais de soutenir mon doctorat. La soutenance fut horrible. Je vivais avec une femme et tombais amoureux d'une autre, comme on s'approche d'un précipice.
Il y eut un mois de latence: cauchemars, insomnie, difficulté à me lever. Je me souviens qu'il me fallut plusieurs jours pour remplir un formulaire contenant mon nom et mon adresse - il en fallait deux exemplaires. Je ne parvenais plus à orthographier mon nom. Le "H" se baladait en avant, en arrière, et je réécrivais, et cette seule perspective parfois m'empêchait de me réveiller: remplir encore une ligne de ce formulaire.
Noël approchait, et mon anniversaire, et ce qui vient avec. Je me souviens de mon dernier dîner d'homme à peu près sain d'esprit: le 18 décembre 1997. Mon amie partie pour l'Italie, je suis resté à Neverland. Je sentais venir quelque chose d'inéluctable.
Je ne peux pas l'exprimer, mais à l'époque deux morceaux de Schubert contenaient cette menace bien mieux je ne puis la décrire.
D'abord, le premier mouvement du quatuor Rosamunde:
Ensuite, l'air "Gretchen am Spinnrade" chanté ici par Elisabeth Schwarzkopf :
Ils ont quelque chose en commun, une même harmonique. Ces deux morceaux s'insinuaient en moi comme du poison, suivant les méandres de mon cerveau, une hémisphère après l'autre. Je ne pouvais m'en détacher et pourtant ils m'étaient douloureux. S'ils me parlaient, c'était un langage d'abandon, de renoncement, d'inanité de toute chose.
Jusque-là, j'allais et je venais. Bien sûr, j'avais souvent envie de pleurer; bien sûr les tâches quotidiennes m'apparaissaient insurmontable. Mais j'étais encore moi-même à ce moment-là, juste un peu vulnérable.
C'est au matin du 19 que cela s'est produit. Mon corps est devenu immatériel. Je le sentais s'enfoncer, s'enfoncer dans le matelas, traverser le sommier. Je me débattais faiblement, je revenais à la surface. Je ne savais plus ce que j'étais, ni homme, ni femme. Quand je remontais, c'était le plafond qui commençait à descendre, à m'écraser. Je cherchais ce que je pouvais bien avoir dans la tête; je sentais qu'il s'était passé quelque chose d'irréversible, mais je ne savais quoi. Je regardais à l'intérieur de moi, mais au lieu de discerner des souvenirs, ou quelqu'image qui me serait familière, je ne voyais que mon cerveau devenu noir, comme une éponge carbonisée.
Et voilà, à dix jours près j'ai manqué les qualifications au poste de professeur. Impossible de candidater sur un poste cette année.
Lorsque je me suis aperçu de ma boulette, j'ai pensé à remuer ciel et terre afin d'obtenir une dérogation. Avant même que n'aboutissent ces démarches, je me suis rendu compte que si j'étais rapporteur, je n'apprécierais pas de savoir que le dossier que j'ai entre les mains a transité par des officines. J'étais donc résigné avant même de savoir que tout ce que j'avais entrepris était vain.
Adieu veaux, vaches, cochons, et plus précisément prestige, honneur, cours magistraux.
Pour me consoler, je me replonge dans les souvenirs de ma Grande Dépression de 1998, celle qui m'avait terrassé pour trois ans, mais qui m'avait aussi, d'une certaine manière, humanisé.
Reçu la visite d'un ancien voisin, hier vers minuit. Il passait dans le quartier. Au bar du coin, fébrile, il m'expliquait sa nouvelle situation, mais je n'ai pas compris s'il continuait à travailler dans les hélicoptères ou les services secrets. Il me disait également que la société avait besoin de gens qui, comme moi, étudiaient les vaches, raison pour laquelle je pense qu'il n'était pas dans son état normal.
Nous avons parlé de la démographie africaine - et j'en ai profité pour lui parler de mon idée d'allocations pour chiens et chats. Tout propriétaire de chats et chiens recevrait une aide annuelle en fonction du nombre de chiens et chats possédés. Cette allocation permettrait de faire face aux frais de croquette et de litière, bien sûr, mais aussi à l'achat de nonos ou de souris en peluche.
Une telle allocation serait aisément financée par une taxe ou un impôt sur les enfants.
Mais il avait l'esprit ailleurs. Il voulait aller boire un dernier verre dans un quartier mal famé (à deux pas de chez moi d'ailleurs), et c'est alors que j'ai déclaré forfait.
A la campagne, j'ai lu l'excellent livre de Laurent Vidal, "Mazagão, la ville qui traversa l'Atlantique", publié en 2005 chez Flammarion.
Mazagão était l'ultime forteresse portugaise au Maroc. Face au coût de l'approvisionnement, le gouvernement de Pombal décida de lui faire traverser l'Atlantique afin de coloniser l'Amazonie. En 1770, 2000 personnes furent ainsi déplacées, transitant par Lisbonne, puis par Belém do Para, pour finalement s'implanter dans une bourgade reconstruite, portant le même nom, à quelques encâblures de Macapa.
L'auteur s'attache à décrire ces périodes de transits. Il dispose pour cela des documents administratifs liés à ce déplacement, des listes faites et refaites, et quelques lettres de doléances. Il traque dans les interstices des inventaires les éclats de réel, la difficulté à vivre l'attente, un an, deux ans, dix ans.
Le premier chapitre, décrivant la vie dans une forteresse qui n'a plus de raison d'être, est particulièrement bien écrit et suggestif. L'installation dans la ville nouvelle met bien en scène le contraste d'un plan tracé au cordeau avec des pluies diluviennes qui dissolvent poutres et toitures. L'attirail de marteau, herminettes, clous, tous objets métalliques, confrontés à une Amazonie de bois et de boue, illustre le décalage entre l'arsenal colonial et la réalité des Tropiques.
Je suis moins inspiré par l'axe programmatique qui sous-tend ce livre: l'idée que pourrait exister une "historiographie de l'attente", de la latence, me paraît pauvre si on le confronte à ce qui ressort effectivement des documents consultés. La reconstitution mentale ne permet guère d'aller loin.
Cette question m'intéresse car je suis moi-même confronté à mes ambitions théoriques liées à l'observation des sociétés animales et la pauvreté du vocabulaire concret à ma disposition. Cette pauvreté ne peut être palliée par un discours à tonalité scientifique qui n'a d'autre fonction que de retarder l'entrée en matière. Le volume que je dirige est éclairant à cet égard. Les relecteurs traquent les moindres flottements conceptuels et ils ont raison. Je ne sais plus qui disait (Roland Barthes je crois) que le Réalisme, c'était la maîtrise du langage, l'usage des mots à bon escient. Cela vaut pour le programme que j'envisage de lancer.
Je ne suis pas forcément qualifié pour en parler mais la décision de Papaandréou m'enchante. Il y a en effet des limites aux humiliations que l'on peut subir.
Merkel et Sarkozy qui se proposent de placer des surveillants, comme si la Grèce devenait un protectorat, ou pire encore, voilà bien le comble du pouvoir que s'arroge l'argent.
Les Grecs travaillent davantage que les Français et les Allemands. Ils ont pris l'habitude, depuis l'occupation ottomane, de s'en remettre à la famille plutôt qu'à l'Administration. Et aujourd'hui, on vient leur rappeler l'occupation allemande!
L'Europe verra peut-être son destin brisé mais au moins certaines limites n'auront pas été franchies.
C'est le premier novembre, autant dire que novembre se porte bien.
Travaillé un peu dans le jardin hier: plantation de chrysanthèmes, de lauriers et d'un abricotier dont je ne suis pas sûr qu'il vivra.
Le chat a un comportement étrange, il vient me chercher comme s'il voulait me montrer quelque chose. Ce matin, je crois qu'il voulait que je me remette au lit.
Mais hier, scène touchante: je l'ai surpris sous un if, allongé avec sa soeur, tous deux se toilettant mutuellement. Lorsque je les ai appelés pour manger, ils ont couru ensemble, leurs corps parfaitement synchronisés.
C'es touchant parce qu'ils ne s'étaient pas vus depuis deux mois. Ils ont un an et demi d'existence et je ne sais quelle est la profondeur de leur mémoire. Elle semble supérieure à celle d'un poisson rouge, en tous cas.
MàJ 2 novembre: je me suis rendu compte hier, en lui mettant de l'antipuces, que la soeur de mon chat était en réalité son frère. Days of our lives, que feras-tu de cela?
C'est le début de l'hiver. Les feuilles mortes recouvrent le jardin, mais c'est aussi le temps des glands, des cormes, des châtaignes.
Si nous n'avions d'autre souci que d'assurer notre subsistance, ce serait la saison de préparer des farines, les dernières confitures, pour tenir l'hiver. La nature est généreuse mais nous n'avons plus le temps de recevoir ce qu'elle nous donne.
Passé le fil sur les dernières pelouses: tous les trois mètres, une grenouille grasse se préparant à hiberner. Le chat a désormais son pelage d'hiver. Il va dans la forêt et ne revient qu'à contrecoeur faire la sieste avec moi qui l'appelle.
Je fais mes tours de jardin et je dors. Je pense qu'un jour je vivrai de cette profusion de graines et de grains, et de pommes. Jamais le jardin ne m'avait semblé aussi riche.
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