A l'attention des lecteurs en provenance d'Eolas: bienvenue, ne soyez pas surpris par ces notes, elles portent sur une exploitation de vaches allaitantes (blondes d'Aquitaine) en Vendée, où je mène une petite expérience d'anthropologie appliquée aux non-humains. Pour d'autres notes signées Fantômette, regarder dans la catégorie "Humanité et Biodiversité".
19 juillet 2010. (Toujours pas de photos, mais le lecteur pourra consulter ce petit album)
A peine arrivé, je vois Brigitte avec un gros biberon :
« C’est mauvais signe » me dit-elle : un veau est mal passé, sa
mère lui est tombé dessus et à présent il se tient tout tremblant dans la
paille, n’a pas encore tété, et son cou est gonflé et raide. Il est tout
mouillé encore, Brigitte parvient à la faire boire, puis Jean lui fait des
injections pour éviter qu’il ne s’ankylose. Jean me demande ensuite de le
suivre pour que je le voie noter les produits utilisés. J’accompagne de plus en
plus naturellement la vie de la ferme, j’évite toute remarque qui paraitrait
réprobatrice, j’essaye plutôt de comprendre la manière dont s’organise la vie
quotidienne, le partage des tâches, et le rapport aux bêtes.
Je suis dans le champ 3 (un jour je joindrai un schéma) près
de la grande étable, là où les vaches prêtes à vêler sont placées en
observation. Il y en a une bonne quarantaine à présent, mais en cherchant bien
je retrouve Cristina, Marta, Marcia, Alexandra, Luisa, Julia et Eva, réunies
autour du taureau Vison.
Bc de nervosité ce matin, elles se chevauchent à qui mieux
mieux, bc de meuglements sourds, puis une partie se sépare du reste, agglutiné
à la mangeoire, et va brouter au fond du champ, Cristina allant droit aux
branches d’arbre.
Je sens maintenant avec elles une familiarité difficile à
formuler, et vice versa. Elles sentent quand je ne fais que passer ou quand
j’ai envie de les caresser. Si je ne fais que passer, elles ne bougeront pas
même si je les frôle. Mais c’est tout un exercice de se faufiler entre elles sans
provoquer de panique, où elles pourraient facilement m’écraser.
C’est un troupeau recomposé, mais paisible. Elles sont
enceintes jusqu’aux dents, elles restent tranquillement près de la fourragère
vide. Les autres broutent même s’il n’y a rien à brouter. Je photographie Marta
et deux autres à l’horizon : leur beige se confond avec celui de l’herbe.
On se croirait en pleine savane.
Je me sens envahi de bonheur quand je les vois… Elles me
manquaient souvent à Paris, et à Cerisy. J’aime leur grosse présence
réconfortante, leur bonne odeur d’herbe fanée et de cuir, leur gros mufle
humide qui s’approche et qui renifle.
Ha, un signal a été donné, elles se regroupent, je suppose
qu’elles ont entendu le tracteur qui leur distribue le maïs ensilé.
J’essaye d’entrer dans le champ des jeunes mamans : je
passe une jambe, puis le buste sous la clôture, et l’une me barre le passage
avec son corps, bientôt rejointe par trois autres. Elles me dévisagent, mais
leurs corps sont en ligne, je sens que je ne pourrais pas passer si je le
voulais. Elles sont calmes, mais m’avertissent par de petits beuglements. Je
n’insiste pas.
A 10h, chassé par le boucan qui régnait à la ferme, je suis
allé rejoindre Basilic et son nouveau troupeau. Des fermiers voisins, éleveurs
de poules, sont venus tester un prototype qui projette de la paille tout en la
hachant finement. Cela plus la tondeuse harnachée qui distribue les grains et
les granulés, cela faisait un bruit incroyable, je plaignais le petit veau
malade au milieu de tout cela.
J’apporte à Basilic des branches de chêne : il y goûte,
mais me donne tout de même un coup de corne ; il est fâché parce que je
lui ai fait peur en arrivant, j’ai surgi au coin du champ alors qu’il se
reposait et il s’est levé illico pour s’enfuir, avec quelques compagnes. Je
suppose qu’à présent il est vexé.
Si la ferme résonnait de bruits de tracteur, ici ce sont les
claquements incessants des queues et des oreilles, sur fond de bourdonnement
permanent. Dès que j’approche des vaches une nuée de mouche se pose sur moi.
Elles pondent dans les recoins de leur peau, c’est un calvaire d’en avoir sur
les yeux et dans les narines.
Une vache, la 7223, est très intriguée par moi. Elle est
plus vieille que Sonia (7227), mais semble plus enjouée. En même temps, son
visage est tout humide de larmes, aussi l’appellerai-je Cassandre. Son veau est
tout blanc. Elle me suit un peu partout, sans crainte manifestement. Les autres
me dévisagent, stupéfaites.
A 10h20, je lance une opération séduction. D’abord,
distribution de branches de chêne : elles apprennent vite à manger une
feuille après l’autre tandis que je tourne la branche comme une broche. Puis,
galop à travers champ en me frappant la cuisse, comme avec les poulains. Dès
que j’accentue ma course en sautant, elles partent au triple galop, adoptant
mon rythme et me suivant comme un foulard déployé.
Puis, je m’allonge au milieu du champ (sur une bouse moitié
sèche, d’ailleurs) : elles se précipitent pour me renifler, y compris
Basilic, et même un peu trop vite à mon goût. J’ignore ce qui les pousse à
courir quand on court, je ne sais si c’est par jeu ou par précaution
(accompagner le prédateur jusqu’à la sortie du champ ?). Mais on s’amuse
follement avec elles.
Je fais tout pour les intéresser, mais je ne sais si elles
me considèrent comme inquiétant ou distrayant.
Vers 11h, je reviens aux étables : j’assiste aux
grandes manœuvres du tri des vaches. Je me rends compte qu’il y a beaucoup de
violence, on agite les bâtons, on crie, les vaches foncent, pilent, hésitent,
repartent, alors qu’il me semble, d’après mes conversations avec Jocelyne
Porcher, qu’elles seraient prêtes à collaborer avec l’éleveur, pour susciter sa
reconnaissance. Ils passent beaucoup de temps à remettre les vaches dans la
bonne direction simplement parce que les cris les affolent et qu’elles ne
savent pas où aller.
Quand le calme revient, on libère la mère du veau malade.
Elle le lèche longtemps, meugle doucement, va et vient dans la stalle, et les
voisines regardent à travers les barreaux, semblant chercher de l’aide ou du
réconfort.
Avant de partir, je passe à l’engraissement, et je filme les
taurillons bouffis, entassés, étouffés par leur graisse. Jean ne cesse de dire
que c’était l’ancien système, les anciennes pratiques, qu’on ne fait plus comme
ça maintenant. Mais le bâtiment reste fonctionnel.
Depuis deux jours il fait une chaleur accablante. Quand je
rentre, je vais directement faire la sieste, et je ne m’occupe du jardin qu’à
partir de 6 ou 7 heures. Le chien et les chats forment un nuage de satellites
autour de la maison. J’ai joué un sale tour à Sarah, en lui confiant un énorme
morceau de pain trempé de graisse. Elle n’avait absolument plus faim, mais de
crainte que les chats ne s’en emparent elle est resté douze heures à faire le
guet devant son croûton.
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