(Et voici, Fantômette, la vraie introduction au chapitre 2 :))
Il est des hasards que l’on choisit. Ma reconversion à l’anthropologie découle de ces hasards, le premier étant ma découverte de l’ethnologue Pierre Verger, le second mon premier voyage au Mont Pascal, terre des Pataxó.
La fréquentation de La Fondation Pierre Verger, située à Vila América, quartier populaire de Salvador, joua son rôle dans ma sensibilisation aux questions d’ordre anthropologique, à travers le personnage de Pierre Verger lui-même. A la manière d’une pellicule photographique, Verger semble vierge à chaque nouveau voyage, à chaque rencontre, ce qui les rend si souvent décisives. Il en va de ses enquêtes comme de ces hommes qui ont fait le deuil d’un ancien amour ; notre corps est « ouvert » ; on se trouve disponible. Tout aussi fascinante est son amitié pour Métraux, son « presque jumeau », tant diffèrent leurs caractères et leurs projets de vie.
Métraux, à chaque nouveau départ, se sent près de mourir. Sur le terrain, il écoute la pluie battre à sa fenêtre et ne parvient à s’arracher ni à ses mariages, ni à ses déménagements. Or leur amitié se construit peu à peu, par échange de lettres plutôt qu’à travers des rencontres, finalement peu nombreuses. Leur correspondance présente un aspect rituel, dans la mesure où certaines formules sont employées par l’un comme par l’autre – en particulier la salutation d’ouverture « c’est le pied à l’étrier que je vous écris… » - mais conduisent à des développements opposés, Métraux parlant de son angoisse, Verger de sa joie à partir, à revenir, les lettres se clôturant par des félicitations réciproques, Métraux saluant en Verger la sagesse, et Verger louant les succès professionnels de Métraux.
Cette correspondance, de même que les souvenirs laissés par Verger dans sa maison devenue fondation, l’intérieur dépouillé, le lit simple semblant un lit de camp, les rares objets posés sur le petit bureau, et le voisinage qui circule dans le jardin, d’un pavillon à l’autre, les visites d’écoliers, les rencontres occasionnelles entre chercheurs venus interroger les filles de saint ayant connu Verger, tout cela donne un éclairage différent de la pratique anthropologique, qu’un recueil de souvenirs, par exemple, eût faussé. Une plaisanterie courante prétend que la différence entre sociologie et anthropologie réside en ceci que « le sociologue rentre tous les soirs dormir chez lui ». Verger était partout « chez lui », et d’autant plus que son chez lui était un lieu ouvert aux quatre vents, où des hommes et des femmes venus du monde entier continuent de s’enquérir de l’humeur des orixá. En ce sens, et même après sa mort, il demeure ce « messager » (Verger, 1993) de part et d’autre de l’Atlantique et d’ailleurs.
L’idée selon laquelle les anthropologues « posent des questions inadéquates » et se trompent lorsqu’ils cherchent à comprendre et à expliquer les peuples qu’ils étudient, au motif qu’il faut avant toute chose « vivre avec les gens » est toutefois discutable. Si Verger ne pratiquait pas, selon ses propres dires, le décentrement, il l’a appliqué dans sa thèse portant sur les « flux et reflux » de la traite négrière entre le Brésil et le Bénin au XIXe siècle, une manière de dire qu’il ne peut y avoir de production scientifique sans une distance, qu’elle soit psychologique ou temporelle. De ce point de vue, la vie et l’œuvre de Verger se constituent en énigme. Il y a d’abord ce passage de la photographie à l’ethnographie, même si, au moins métaphoriquement, la continuité est inscrite dans le caractère « impressionnable », au sens de réceptif, de Pierre Verger ; d’avoir franchi le pas en rompant les liens avec sa famille et son milieu d’origine et opté pour l’immersion dans la culture afro-bahianaise, soit un décentrement définitif (mais pas dans le sens attendu), explique peut-être une paix intérieure qui frappait si vivement ceux qui l’ont connu. De ce côté-ci du miroir, l’Afrique devient, au mieux, le Cubisme. Mais de l’autre côté du miroir se tiennent, avec Pierre Fatumbi, les orixá, leurs danses et leurs oracles – fétiches et autres grigris ?
Si l’on se tourne à présent vers les contemporains de Verger, qu’il s’agisse de Métraux, de Lévi-Strauss ou de Leiris, on perçoit un malaise que Leiris exprime très vivement dans son Afrique fantôme, à l’heure d’en expliquer le titre :
« Presque aussitôt, l’Afrique fantôme me parut s’imposer, allusion certes aux réponses apportées à mon goût du merveilleux par tels spectacles qui avaient capté mon regard (…), mais expression surtout de ma déception d’Occidental mal dans sa peau qui avait follement espéré que ce long voyage dans des contrées alors plus ou moins retirées et, à travers l’observation scientifique, un contact vrai avec leurs habitants feraient de lui un autre homme, plus ouvert et guéri de ses obsessions » (Leiris, 1981 [1934] : 7).[1]
En déplaçant la source du malaise de la personne de l’anthropologue vers la science anthropologique en elle-même, Lévi-Strauss (1996 [1973] : 69) semble quant à lui suggérer une faute originelle que les successeurs devront racheter :
« L’anthropologie est née d’un devenir historique au cours duquel la majeure partie de l’humanité fut asservie par une autre, et où des millions d’innocentes victimes ont vu leurs ressources pillées, leurs croyances et leurs institutions détruites avant d’être elles-mêmes sauvagement massacrées (…). L’anthropologie est fille d’une ère de violence ; et si elle s’est rendue capable de prendre des phénomènes humains une vue plus objective qu’on ne le faisait auparavant, elle doit cet avantage épistémologique à un état de fait dans lequel une partie de l’humanité s’est arrogé le droit de traiter l’autre comme un objet. »
Ce malaise, à l’initiative de Métraux, se résoudra partiellement dans la série de conférences prononcées à l’UNESCO qui proclamèrent l’invalidité du racisme scientifique (Gould, 1993), pilier du colonialisme. La prochaine génération d’anthropologues, à l’image de Jaulin, de Darcy Ribeiro et d’autres, ne dissocient plus recherche de terrain et engagement, tandis que s’élabore à tâtons un protocole d’intervention qui passe par l’écriture pamphlétaire puis, comme c’est le cas aujourd’hui, par une caution scientifique doublée d’un appui juridique et institutionnel aux peuples étudiés.
On n’imagine guère aujourd’hui un anthropologue déclarant, avec la même sincérité que Leiris, qu’il est un « Occidental mal dans sa peau ». L’image d’Alfred Métraux, hospitalisé pour « casse nerveuse », forcé par les psychiatres à se concentrer sur sa main droite, renvoie à cette autre image de lui, frappé par la dépression dans sa case, en pleine saison des pluies en Haïti.[2] Si j’évoque ces images, c’est qu’elles me rappellent étrangement le dilemme que vécurent des gens lucides, tels Svevo, Machado, Kafka et Conrad, pourtant frappés de stupeur face à la réalité, et pour qui l’écriture semble s’être imposée comme l’alternative au suicide. En d’autres termes, il existe une succession de « périodes » anthropologiques, qui se caractérisent non seulement par un corpus théorique ou une épistémè, largement conditionnés par un état de choses politique, mais aussi par une position d’ordre moral ou éthique. Les voyages d’exploration des XVe et XVIe siècles nous ont accoutumé à des commentaires tels que « ces gens seront aisés à convertir » à propos d’autres peuples, ou « tout ce que l’on y plantera, donnera » à propos d’étendues couvertes de forêts. Quiconque assume le rôle de « messager » entre les cultures et les mondes influe sur la teneur du message, et donc sur la relation à venir.
Lorsqu’une position éthique se résout en esthétique, il est raisonnable de penser que son impact sera modeste – sauf à déclarer, comme le fait un personnage de Woody Allen : « Quand j’entends trop Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne ». En revanche, l’approche anthropologique – mais aussi, nous le verrons, éthologique – a des implications difficilement mesurables, mais certainement plus concrètes. Que l’Autre ne soit plus barbare, sauvage, ou malappris, mais différent, c’est là un effet d’une démarche collective, celle des anthropologues comme corporation. Ces implications me sont apparues progressivement, à mesure que mon expérience du terrain et de la coopération scientifique allait croissant. On choisit un terrain comme un littéraire peut choisir un auteur ; mais la différence provient du fait qu’une énième étude sur Proust, aussi stupide et erronée soit-elle, n’affectera ni les ventes de la Recherche, ni vraisemblablement Marcel Proust lui-même, qui repose au Père-Lachaise. De même, les accusations de pédophilie portées récemment contre Jules Verne n’ont probablement guère eu d’impact, ou fort ponctuellement, sur les lecteurs des Voyages extraordinaires. Mais qu’une anthropologue publie un pré-rapport évoquant les menaces qui pèsent sur les Indiens Zo’e, et la Fondation Nationale de l’Indien prend des mesures radicales pour confiner cette population, désormais inaccessible. L’anthropologie n’est donc pas uniquement une science en prise sur le réel, qui se nourrit à plus ou moins forte proportion de réel mêlé de mythes et de présuppositions ; c’est aussi une science qui interagit, tant au niveau des individus qu’à celui plus ample des politiques publiques et des institutions.
Ces quelques réflexions, dérivées de Pierre Verger et de son amitié avec Métraux, ont accompagné les premiers temps de ma démarche, lorsqu’il s’agissait à mon retour du Brésil de conforter ma décision. Je m’en étais ouvert à Michel Adam, alors professeur à l’Université de Tours, qui m’avait encouragé tout en me dispensant ses conseils ; celui, entre autres, de m’adresser à Patrick Menget pour orienter mes recherches. Les idées exposées ci-dessus ont fait, en 2002 et 2003, l’objet d’une communication et d’un article, reflets d’un questionnement plutôt que d’une recherche proprement dite. Ils sont, d’un point de vue scientifique, franchement mineurs (voir en annexe : « Vers une anthropologie intime ») ; mais d’un point de vue personnel, ils furent décisifs. Si l’article concernant le sénateur Magalhães avait servi de test pour la validité des instruments littéraires appliqués au discours à tonalité politique, ce questionnement motivé par la fréquentation posthume d’Alfred Métraux et de Pierre Verger a résulté en l’adoption d’une position intérieure à l’égard d’un nouvel objet.
[1] Leiris sera plus explicite dans l’introduction à la réédition de l’Afrique fantôme en 1951 : « Il n’y a pas d’ethnographie ni d’exotisme qui tienne devant la gravité des questions posées, sur le plan social, par l’aménagement du monde moderne » (Leiris, 1981, [1951] : 13)
[2] Lettre à Pierre Verger, 7 décembre 1957 : « Les médecins m’affirment que je suis sérieusement malade et me font faire une cure de relaxation. Elle consiste à rester étendu sur un canapé et à songer à mon bras droit. Figurez-vous que je n’y arrive pas… Leiris, qui subit le même traitement, s’en trouve fort bien. Il écrit un livre sur les causes et les effets de son suicide. Il espère ainsi récupérer ses frais de clinique ! (…) Plus que jamais je crois que c’est vous qui avez raison. Le vrai sage, le modèle que nous aurions dû suivre est le babalao Pierre Verger, notre maître à tous » (in Le Bouler, 1994 : 251-2).
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